Teverino | Page 5

George Sand
tous ces fronts récemment affranchis. Je ne hais ni ne
méprise, je ne crains pas non plus cette race qui va, dit-on, nous chasser;
j'y consens. Je pourrais avoir de l'estime, du respect et de l'amitié pour
certains plébéiens; mais mon amour est une fleur délicate qui ne croît
pas dans le premier terrain venu; j'ai des nerfs de marquise; je ne
saurais me changer et me maniérer. Plus j'accepte l'égalité future, moins
je me sens capable de chérir et de caresser ce que l'inégalité a souillé
dans le passé. Voilà toute ma théorie, Léonce, vous n'avez donc pas
lieu de me prêcher. Voulez-vous que je me fasse soeur de charité? Je ne
demande pas mieux que de surmonter mes dégoûts en vue de la charité;
mais vous voulez que je cherche le bonheur de l'amour, là où je ne vois
à pratiquer que l'immolation de la pénitence!
--Je ne vous prêcherai rien, Sabina; je ne vaux ni mieux ni moins que
vous; seulement, je crois avoir un instinct plus chaud, un désir plus
ardent de la dignité de l'homme, et cette ardeur vraie est venue le jour
où je me suis senti artiste. Depuis ce jour le genre humain m'est apparu,
non pas partagé en castes diverses, mais semé de types supérieurs par
eux-mêmes. Je ne crois donc pas l'habitude assez influente sur les âmes,
assez destructive du pouvoir divin, pour avoir flétri à jamais la postérité
des esclaves. Quand il plaît à Dieu que la Fornarina soit belle, et que
Raphaël ait du génie, ils s'aiment sans se demander le nom de leurs
aïeux. La beauté de l'âme et du corps, voilà ce qui est noble et

respectable; et, pour être sortie d'une ronce, la fleur de l'églantier n'est
pas moins suave et moins charmante.
--Oui, mais pour aller la respirer, il faut vous déchirer dans de sauvages
buissons. Et puis, Léonce, nous ne pouvons pas voir de même la beauté
idéale. Vous êtes homme et artiste, c'est-à-dire que vous avez un
sentiment à la fois plus matériel et plus exalté de la forme; votre art est
matérialiste. C'est le divin Raphaël épris de la robuste Fornarina. Eh
bien, oui! la maîtresse du Titien me parait aussi une belle grosse femme
sensuelle, nullement idéale.....Nous autres patriciennes, nous ne
concevons pas... Mais, grand Dieu! voici un équipage qui vient à nous,
et qui ressemble tout à fait à celui de la marquise!
--Et c'est elle-même avec le jeune docteur!
--Voyez, Léonce, voici une femme plus facile à satisfaire que moi!
Nous allons surprendre une intrigue. Elle se faisait passer pour malade,
et la voilà qui se promène avec...
--Avec son médecin, comme vous avec le vôtre, Madame. Elle s'amuse
par ordonnance.
--Oui, mais vous n'êtes que le médecin de mon âme...
--Vous êtes cruelle, Sabina! que savez-vous si ce beau jeune homme ne
s'adresse pas plutôt à son coeur qu'à ses sens?... Et si elle pensait aussi
mal de vous, ne serait-elle pas profondément injuste, puisque moi, qui
suis en tête-à-tête avec vous, je ne m'adresse ni à votre coeur, ni...
--Juste ciel! Léonce! vous m'y faites penser. Elle est méchante, elle a
besoin de se justifier par l'exemple des autres... elle va passer près de
nous. Elle est hardie; au lieu de se cacher elle va nous observer, me
reconnaître... c'est peut-être déjà fait!
--Non, Madame, répondit Léonce, votre voile est baissé, et elle est
encore loin; d'ailleurs... prends à gauche, le chemin de
Sainte-Apollinaire! cria-t-il au jockey qui lui servait de cocher, et qui
conduisait avec vitesse et résolution.
Le wurst s'enfonça dans un chemin étroit et couvert, et la calèche de la
marquise passa, peu de minutes après, sur la grande route.
--Vous voyez, Madame, dit Léonce, que la Providence veille sur vous
aujourd'hui, et qu'elle s'est incarnée en moi. Il faut faire souvent un
long trajet dans ces montagnes pour trouver un chemin praticable aux
voitures, aboutissant à la rampe, et il s'en est ouvert un comme par
miracle au moment où vous avez désiré de fuir.

--C'est si merveilleux, en effet, répondit lady G... en souriant, que je
pense que vous l'avez ouvert et frayé d'un coup de baguette. Oui, c'est
un enchantement! Les belles haies fleuries et les nobles ombrages!
J'admire que vous ayez songé à tout, même à nous donner ici l'ombre et
les fleurs qui nous manquaient lorsque nous suivions la rampe. Ces
châtaigniers centenaires que vous avez plantés là sont magnifiques. On
voit bien, Léonce, que vous êtes un grand artiste, et que vous ne pouvez
pas créer à demi.
--Vous dites des choses charmantes, Sabina, mais vous êtes pâle
comme la mort! Quelle crainte vous avez de l'opinion! quelle terreur
vous a causée cette rencontre et ce danger d'un soupçon! Je ne me
serais jamais douté qu'une personne aussi forte et
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