aussi fière fût aussi
timide!
--On ne se connaît qu'à la campagne, disent les gens du monde. Cela
veut dire que l'on ne se connaît que dans le tête-à-tête. Ainsi, Léonce,
nous allons ce matin nous découvrir mutuellement beaucoup de
qualités et beaucoup de défauts que nous n'avions encore jamais
aperçus l'un chez l'autre. Ma timidité est vertu ou faiblesse, je l'ignore.
--C'est faiblesse.
--Et vous méprisez cela?
--Je le blâmerai peut-être. J'y trouverai tout au moins l'explication de ce
raffinement de goûts, de cette habitude de dédains exquis dont vous me
parliez tout à l'heure. Vous ne vous rendez peut-être pas bien compte de
vous-même. Vous attribuez peut-être trop à la délicatesse exagérée de
vos perceptions aristocratiques ce qui n'est en réalité que la peur du
blâme et des railleries de vos pareils.
--Mes pareils sont les vôtres aussi, Léonce; n'avez-vous donc aucun
souci de l'opinion? Voudriez-vous que je fisse un choix dont j'eusse à
rougir. Ce serait bizarre.
--Ce serait par trop bizarre, et je n'y songe point. Mais une hardiesse
d'indépendance plus prononcée me paraîtrait pour vous une ressource
précieuse, et je vois que vous ne l'avez pas. Il n'est plus question ici de
choisir dans une sphère ou dans l'autre, je dis seulement qu'en général,
quelque choix que vous fassiez, vous serez plus occupée du jugement
qu'on en portera autour de vous que des jouissances que vous en
retirerez pour votre compte personnel.
--Je n'en crois rien, et ceci passe la limite des vérités dures, Léonce;
c'est une taquinerie méchante, un système de malveillantes
inculpations.
--Voilà que nous commençons à nous quereller, dit Léonce. Tout va
bien, si je réussis à vous irriter contre moi; j'aurai au moins écarté
l'ennui.
--Si la marquise entendait notre conversation, dit Sabina en reprenant sa
gaieté, elle n'y trouverait pas à mordre, je présume?
--Mais comme elle ne l'entend pas et que nous pouvons faire d'autres
rencontres, il est bon que nous rompions davantage notre tête-à-tête, et
que nous nous entourions de quelques compagnons de voyage.
--Est-ce qu'à votre tour, vous prenez de l'humeur, Léonce?
--Nullement; mais il entre dans mes desseins que vous ayez un
chaperon plus respectable que moi; je le vois qui vient à ma rencontre.
Le destin l'amène en ce lieu, sinon mon pouvoir magique.
Sur un signe de son maître, le jockey arrêta ses chevaux. Léonce sauta
lestement à terre et courut au-devant du curé de Sainte-Apollinaire, qui
marchait gravement à l'entrée de son village, un bréviaire à la main.
II.
ADVIENNE QUE POURRA.
--Monsieur le curé, dit Léonce, je suis au désespoir de vous déranger.
Je sais que quand le prêtre est interrompu dans la lecture de son
bréviaire, il est forcé de le recommencer, fût-il à l'avant-dernière page.
Mais je vois avec plaisir que vous n'en êtes encore qu'à la seconde, et le
motif qui m'amène auprès de vous est d'une telle urgence, que je me
recommande à votre charité pour excuser mon indiscrétion.
Le curé fit un soupir, ferma son bréviaire, ôta ses lunettes, et, levant sur
Léonce de gros yeux bleus qui ne manquaient pas d'intelligence:
--A qui ai-je l'honneur de parler? dit-il.
--A un jeune homme rempli de sincérité, répondit gravement Léonce, et
qui vient vous soumettre un cas fort délicat. Ce matin, j'ai persuadé
très-innocemment à une jeune dame, que vous pouvez apercevoir là-bas
en voiture découverte, de faire une promenade avec moi dans vos belles
montagnes. Nous sommes étrangers tous deux aux usages du pays; nos
sentiments l'un pour l'autre sont ceux d'une amitié fraternelle; la dame
mérite toute considération et tout respect; mais un scrupule lui est venu
en chemin, et j'ai dû m'y soumettre. Elle dit que les habitants de la
contrée, à la voir courir seule avec un jeune homme, pourraient gloser
sur son compte, et la crainte d'être une cause de scandale est devenue si
vive dans son esprit que j'ai regardé comme un coup du ciel l'heureux
hasard de votre rencontre. Je me suis donc déterminé à vous demander
la faveur de votre société pour une ou deux heures de promenade, ou
tout au moins pour la reconduire avec moi à sa demeure. Vous êtes si
bon, que vous ne voudrez pas priver une aimable personne d'une partie
de plaisir vraiment édifiante, puisqu'il s'agit surtout pour nous de
glorifier l'Eternel dans la contemplation de son oeuvre, la belle nature.
--Mais, Monsieur, dit le curé qui montrait un peu de méfiance, et qui
regardait attentivement la voiture, vous n'êtes point seul; vous avez
avec vous deux autres personnes.
--Ce sont nos domestiques, qu'un sentiment instinctif des convenances
nous a engagé à emmener.
--Eh bien, alors, je ne vois pas ce que vous pouvez craindre des
méchantes langues. On ne fait point le mal devant des serviteurs.
--La présence des domestiques ne compte pas dans l'esprit
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