a-t-il soupé?
--Avec lord H..., avec M. D..., avec sir J..., enfin, avec une
demi-douzaine de ses chers compatriotes.
--En ce cas, soyez tranquille, il fera le tour du cadran.
--Mais si vous vous trompez?
--Ah! Madame, si vous doutez déjà de la Providence, c'est-à-dire de
moi, qui veille aujourd'hui à la place de Dieu sur vos destinées, si la foi
vous manque, si vous regardez en arrière et en avant, l'instant présent
nous échappe et avec lui ma toute-puissance.
--Vous avez raison, Léonce; je laisse éteindre mon imagination par ces
souvenirs de la vie réelle. Allons! que lord G... s'éveille à l'heure qu'il
voudra; qu'il demande où je suis; qu'il sache que je cours les champs
avec vous, qu'importe?
--D'abord il n'est pas jaloux de moi.
--Il n'est jaloux de personne. Mais les convenances, mais la pruderie
britannique!
--Que fera-t-il de pis?
--Il maudira le jour où il s'est mis en tête d'épouser une Française, et,
pendant trois heures au moins, il saisira toute occasion de préconiser les
charmes des grandes poupées d'Albion. Il murmurera entre ses dents
que l'Angleterre est la première nation de l'univers; que la nôtre est un
hôpital de fous; que lord Wellington est supérieur à Napoléon, et que
les docks de Londres sont mieux bâtis que les palais de Venise.
--Est-ce là tout?
--N'est-ce pas assez? Le moyen d'entendre dire de pareilles choses sans
le railler et le contredire!
--Et qu'arrive-t-il quand vous rompez le silence du dédain?
--Il va souper avec lord H..., avec sir J..., avec M. D..., après quoi il dort
vingt-quatre heures.
--L'avez-vous contrarié hier?
--Beaucoup. Je lui ai dit que son cheval anglais avait l'air bête.
--En ce cas, soyez donc tranquille, il dormira jusqu'à ce soir.
--Vous en répondez?
--Je l'ordonne.
--Eh bien, vivat! que ses esprits reposent en paix, et que le mariage lui
soit léger! Savez-vous, Léonce, que c'est un joug affreux que celui-là?
--Oui, il y a des maris qui battent leur femme.
--Ce n'est rien; il y en a d'autres qui les font périr d'ennui.
--Est-ce donc là toute la cause de votre spleen? Je ne le crois pas,
milady.
--Oh! ne m'appelez pas Milady! Je me figure alors que je suis Anglaise.
C'est bien assez qu'on veuille me persuader, quand je suis en Angleterre,
que mon mari m'a dénationalisée.
--Mais vous ne répondez à ma question, Sabina?
--Eh! que puis-je répondre? Sais-je la cause de mon mal?
--Voulez-vous que je vous la dise?
--Vous me l'avez dite cent fois, n'y revenons pas inutilement.
--Pardon, pardon, Madame. Vous m'avez traité de docteur subtil,
admirable, vous m'avez investi du droit de vous guérir, ne fût-ce que
pour un jour...
--De me guérir en m'amusant, et ce que vous allez me dire m'ennuiera,
je le sais.
--Inutile défaite d'une pudeur qu'un tendre soupirant trouverait
charmante, mais que votre grave médecin trouve souverainement
puérile!
--Eh bien, si vous êtes cassant et brutal, je vous aime mieux ainsi.
Parlez donc.
--L'absence d'amour vous exaspère, votre ennui est l'impatience et non
le dégoût de vivre, votre fierté exagérée trahit une faiblesse incroyable.
Il faut aimer, Sabina.
--Vous parlez d'aimer comme de boire un verre d'eau. Est-ce ma faute,
si personne ne me plaît?
--Oui, c'est votre faute! Votre esprit a pris un mauvais tour, votre
caractère s'est aigri, vous avez caressé votre amour-propre, et vous vous
estimez si haut désormais que personne ne vous semble digne de vous.
Vous trouvez que je vous dis de grandes duretés, n'est-ce pas?
Aimeriez-vous mieux des fadeurs?
--Oh! je vous trouve charmant aujourd'hui, au contraire! s'écria en riant
lady G... sur le beau visage de laquelle un peu d'humeur avait
cependant passé. Eh bien, laissez-moi me justifier, et citez-moi
quelqu'un qui me donne tort. Je trouve tous les hommes que le monde
jette autour de moi ou vains et stupides, ou intelligents et glacés. J'ai
pitié des uns, j'ai peur des autres.
--Vous n'avez pas tort. Pourquoi ne cherchez-vous pas hors du monde?
--Est-ce qu'une femme peut chercher? Fi donc!
--Mais on peut se promener quelquefois, rencontrer, et ne pas trop fuir.
--Non, on ne peut pas se promener hors du monde, le monde vous suit
partout, quand on est du grand monde. Et puis, qu'y a-t-il hors du
monde? des bourgeois, race vulgaire et insolente; du peuple, race
abrutie et malpropre; des artistes, race ambitieuse et profondément
égoïste. Tout cela ne vaut pas mieux que nous, Léonce. Et puis, si vous
voulez que je me confesse, je vous dirai que je crois un peu à
l'excellence de notre sang patricien. Si tout n'était pas dégénéré et
corrompu dans le genre humain, c'est encore là qu'il faudrait espérer de
trouver des types élevés et des natures d'élite. Je ne nie pas les
transformations de l'avenir, mais jusqu'ici je vois encore le sceau du
vasselage sur
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