et demi?
Le spectacle vaut la peine d'être vu, et même d'être raconté.
Il faut faire la brèche. Pour cela, le navire comme un bélier battant une
tour s'élance à toute vapeur contre l'obstacle. Il le pénètre environ de
toute sa longueur, et puis la résistance devient trop forte, et il faut
prendre un nouvel élan. Il se recule alors pour se précipiter de nouveau
de toute sa force et de toute sa vitesse. Et l'attaque dure plus ou moins
longtemps suivant l'éloignement du quai où doit accoster le bateau.
Mettons, si vous voulez, qu'il faille une heure pour parcourir une
étendue d'un demi-mille.
Vous vous imaginez sans peine que ce genre de navigation, qui rappelle
le combat de don Quichotte contre les moulins à vent, exige des
steamers d'une construction spéciale et d'une solidité à toute épreuve.
Aussi les parois qui forment l'avant sont-elles de véritables murailles.
Lorsqu'un vapeur entre en rade dans de pareilles conditions, le côté
pittoresque ne fait pas défaut. Une foule de curieux entoure le steamer
ou fuit devant lui à mesure qu'il pénètre dans la glace. Le pauvre saint
Pierre doit être bien honteux de sa frayeur, s'il voit tous les gamins qui
courent ici sur les flots.
Je vous ai dit, tout à l'heure, que le thermomètre Fahrenheit était
descendu jusqu'à 20° au-dessous de zéro, ce qui en fait 29 centigrades.
Cela n'est arrivé qu'une fois, vers la fin de janvier; et encore faut-il
ajouter que les habitants n'en parlaient qu'avec consternation, comme
d'un fait qui ne s'était presque jamais produit antérieurement. En effet,
l'hiver terre-neuvien est bien plus redoutable par sa durée que par sa
rigueur. Il faut compter qu'on restera sept mois sous la neige, d'octobre
à mai. Et quelle neige! Elle s'amoncelle en maints endroits jusqu'à la
hauteur de plusieurs mètres. De sorte que les routes deviennent
impraticables même aux traîneaux. Et comme le temps est très-souvent
clair pendant la saison froide, il arrive fréquemment que dans la journée
le soleil fait fondre la neige à la surface. Aussitôt que le jour commence
à baisser, la glace se reforme, et, comme toutes les rues de la ville sont
plus ou moins en pente, il devient impossible de se tenir debout sur ce
glacier si l'on n'est ferré à glace.
Avril amène le dégel, qui dure jusqu'à la fin de mai. Quelquefois,
pendant la nuit, il se produit une baisse soudaine dans la température.
Alors le lendemain matin tout est enveloppé de glace comme d'un
émail. Et chaque objet, jusque dans ses plus petits détails, semble être
enfermé dans un écrin de cristal. Rien de joli comme un rayon de soleil
éclaboussant de lumière un bouquet d'arbres ainsi transformés.
On passe donc à patauger dans l'eau froide et sale les deux mois les
plus charmants: avril et mai. Aucun symptôme de végétation ne se
produit avant la soudaine et définitive apparition de l'été.
Quelquefois, en mars, on est tenté de croire que l'hiver fait ses
préparatifs de départ. Mais pour m'ôter toute illusion à cet égard,
quelqu'un me citait l'autre jour ce proverbe: «Lorsque mars vient en
colombe, il s'en va en lion.»
Triste pays, n'est-il pas vrai? dont on peut dire que l'année y a perdu
son printemps!
Et l'été lui-même vaut-il beaucoup mieux? Juin et juillet sont presque
toujours brumeux. Quelquefois, pendant ces deux mois, on reste quinze
jours sans voir ni la mer ni le port, qu'un brouillard épais dissimule
entièrement. Fait assez singulier, ce brouillard s'arrête toujours le long
des quais, sans jamais pénétrer dans la ville. De sorte qu'au lieu du
havre, de ses navires et de ses falaises, on voit se dresser devant soi une
haute muraille blanche, opaque, impénétrable. D'autres fois ces bandes
de nuages se reposent à l'entrée de la passe, sans envahir l'intérieur de
la rade. C'est alors qu'il est curieux de voir entrer un navire. Au
moment où l'on s'y attend le moins, on l'aperçoit, tout à coup, émerger
dans la lumière comme une apparition.
Bref, on finit par se sentir comme dans une prison. On a des accès de
mélancolie. Cette muraille blanche vous pèse sur le coeur et vous
énerve. On regrette l'hiver avec ses ciels limpides, et surtout on appelle
de tous ses voeux l'été indien.
CHAPITRE II
Je viens de vous faire passer une année entière avec moi. C'est
beaucoup abuser de votre temps et de votre amitié, n'est-ce pas? Mais
voyez la petite trahison: je vous sais fort curieux; aussi ai-je réservé
pour la fin le plus intéressant. Il faut donc bien que vous m'écoutiez
jusqu'au bout pour être satisfait. Jusqu'au bout?... Cher ami, vous avez
beaucoup de chance pour que je reste en route!
Parlons un peu de Saint-Jean. Figurez-vous que j'habite une ville toute
bâtie de bois.--Et pourtant c'est la capitale de l'île de Terre-Neuve, celle
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