Terre-Neuve et les Terre-Neuviennes | Page 3

Henri de la Chaume
se détacha de ses flancs, et le fracas de
sa chute eut un retentissement bien plus formidable que la voix de nos
canons lorsqu'ils annoncèrent notre entrée dans le port.
À ce moment, la brèche étroite que nous avions aperçue entre deux
hautes murailles de rochers s'élargit soudain, et nous pénétrâmes dans
un havre dont la nappe assoupie semblait l'arène d'un immense
amphithéâtre.
À gauche et à droite, des montagnes escarpées, sans apparence de
verdure. Elles se rejoignaient devant nous à la distance de quelques
milles pour étrangler le cours pittoresque d'une petite rivière perdant
ses eaux dans le fond de la rade. Mais nous ne pouvions la voir. Nous
distinguions seulement les plaques sombres des bois de sapins
descendant dans la vallée. Une forêt de mâts, navires de guerre et
bateaux pêcheurs, nous dérobait le premier plan.
Aussi bien, n'était-ce point par là que nos regards se sentaient d'abord
attirés, mais vers le charmant tableau de cette ville dont les maisons
prochaines trempaient leurs pieds dans les flots, tandis que les autres,
de gradin en gradin, s'élevant jusqu'au faîte de la colline, semblaient se
presser autour de la cathédrale catholique qui édifiait dans le ciel ses
tours puissantes.
Heureux ceux qui ont passé là, et qui, sans quitter le pont du navire, ont
conservé l'impression d'un si riant spectacle! Pour moi, qui ai vu de
trop près le décor, je ne retrouverai sans doute plus mon admiration
première que le jour où, laissant ce rivage, le vaisseau qui m'emportera
me permettra de le contempler une suprême fois en lui disant adieu.
* * *

C'était donc le 1er juin. Cette date éveille en vous, à coup sûr, des
sensations toutes différentes de celles qu'on éprouve ici à la même
époque. Un mot alors, si vous le permettez, sur le climat et les saisons.
Tandis que les glaces s'échouaient sur le rivage, la neige elle-même, sur
la terre, avait oublié de fondre en plusieurs endroits. La nature ne
paraissait nullement songer au réveil. Cependant, le soleil commençait
à réchauffer le sol humide de la fonte des neiges. Une sorte de vapeur
tiède semblait comme flotter invisible dans l'atmosphère.
Et le lendemain, plus de soleil: le froid, le pardessus d'hiver, et les
bourgeons restaient blottis sous leurs couvertures. Vers le 15 juin, les
mieux abrités se hasardèrent tout de même à montrer le nez. Puis,
encouragés par quelques jours de soleil, tout d'un coup, ils
s'épanouirent en masse, et le 30 juin, tout était en fleur, tout était en
feuilles.
C'était l'été succédant brusquement à l'hiver.
Mais un été perfide, avec des rayons brûlants ou des nuages glacials.
Dès que le soleil était caché et que le vent soufflait, il fallait se couvrir.
«Patience! nous disait-on, patience: nous aurons bientôt l'été indien.
Vous verrez comme il fait beau alors.»
Octobre arriva. Les pluies avaient cessé; le soleil, chaque matin, sortait
des flots en secouant sa crinière d'or, éblouissante.
C'était l'automne: c'était l'été indien.
Cela dura environ deux mois, de la mi-septembre à la mi-novembre.
Puis le froid arriva peu à peu, bien que ce ne fût réellement qu'avec la
nouvelle année que l'hiver sévit dans toute sa rigueur. Le vent, qui
garde ici un empire éternel, nous l'apporta un jour, brusquement, tout
enveloppé de neige.
Il faut vous dire que Terre-Neuve est la patrie du vent. Pour sûr le vieil

Éole devait avoir, jadis, par là, quelque château. Il souffle toujours de
quelque part et produit des amoncellements de neige prodigieux.
Mais où il devient dangereux, c'est lorsqu'il soulève en épais tourbillons
cette neige si fine et cristallisée qui, à la lumière de la lune, semble une
poussière de diamant. En un instant on est aveuglé et poudré de la tête
aux pieds. Bien heureux lorsqu'en même temps on n'est pas obligé de
lutter contre la tempête pour rester debout.
Pareille aventure m'est arrivée, pour la première fois, un soir de la
semaine dernière. Grâce à Dieu, nous étions trois pour nous tirer
d'affaire.
Un fait assez curieux, c'est qu'ici la neige ne tombe pour ainsi dire
jamais en gros flocons. Il en est de même, m'a-t-on dit, dans les régions
arctiques.
De temps en temps, l'aquilon se fait zéphyr. Les nuages laissent le
champ libre au soleil, et alors c'est comme un mirage de printemps avec
le ciel bleu pâle, l'Océan argenté de glace et les hautes falaises
endormies sous leur blanche fourrure. Mais, tout à coup, le vent se
déchaîne brutalement et passe, tout frissonnant des froides caresses de
la neige.
On s'aperçoit alors que le thermomètre marque 20° Fahrenheit
au-dessous de zéro, et que le port et la mer sont gelés. Puis on entend
un coup de canon: c'est le steamer apportant le courrier d'Europe.
Comment fera-t-il pour arriver jusqu'au quai, à travers cette croûte de
glace épaisse d'un pied
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