Tartarin sur les Alpes | Page 7

Alphonse Daudet
ramena ce superbe chameau, le dernier de l'Alg��rie, mort depuis, charg�� d'ans et d'honneurs, conserv�� en squelette au mus��e de la ville, parmi les curiosit��s tarasconnaises.
Tartarin, lui, n'a pas bronch��; toujours bonnes dents, bon oeil, malgr�� la cinquantaine, toujours cette imagination extraordinaire qui rapproche et grossit les objets avec une puissance de t��lescope. Il est rest�� celui dont le brave commandant Bravida disait: ?C'est un lapin...
Deux lapins, plut?t! Car dans Tartarin comme dans tout Tarasconnais, il y a la race garenne et la race choux tr��s nettement accentu��es: le lapin de garenne coureur, aventureux, casse-cou; le lapin de choux casanier, tisanier, ayant une peur atroce de la fatigue, des courants d'air, et de tous les accidents quelconques pouvant amener la mort.
On sait que cette prudence ne l'emp��chait pas de se montrer brave et m��me h��ro?que �� l'occasion; mais il est permis de se demander ce qu'il venait faire sur le Rigi (Regina montium) �� son age, alors qu'il avait si ch��rement conquis le droit au repos et au bien-��tre.
A cela, l'infame Costecalde aurait pu seul r��pondre.
Costecalde, armurier de son ��tat, repr��sente un type assez rare Tarascon. L'envie, la basse et m��chante envie, visible �� un pli mauvais de ses l��vres minces et �� une esp��ce de bu��e jaune qui lui monte du foie par bouff��es, enfume sa large face ras��e et r��guli��re, aux m��plats frip��s, meurtris comme �� coups de marteau, pareille �� une ancienne m��daille de Tib��re ou de Caracalla. L'envie chez lui est une maladie qu'il n'essaye pas m��me de cacher, et, avec ce beau temp��rament tarasconnais qui d��borde toujours, il lui arrive de dire en parlant de son infirmit��: ?Vous ne savez pas comme ?a fait mal...
Naturellement, le bourreau de Costecalde, c'est Tartarin. Tant de gloire pour un seul homme! Lui partout, toujours lui! Et lentement, sourdement, comme un termite introduit dans le bois dor�� de l'idole, voil�� vingt ans qu'il sape en dessous cette renomm��e triomphante, et la ronge, et la creuse. Quand le soir, au cercle, Tartarin racontait ses aff?ts au lion, ses courses dans le grand Sahara, Costecalde avait des petits rires muets, des hochements de t��te incr��dules.
?Mais les peaux, pas moins, Costecalde... ces peaux de lion qu'il nous a envoy��es, qui sont l��, dans le salon du cercle?...
--T��! pardi... Et les fourreurs, croyez-vous pas qu'il en manque, en Alg��rie?
--Mais les marques des balles, toutes rondes, dans les t��tes?
--Et autremain, est-ce qu'au temps de la chasse aux casquettes, on ne trouvait pas chez nos chapeliers des casquettes trou��es de plomb et d��chiquet��es, pour les tireurs maladroits?
Sans doute l'ancienne gloire du Tartarin tueur de fauves restait au-dessus de ces attaques; mais l'Alpiniste chez lui pr��tait �� toutes les critiques, et Costecalde ne s'en privait pas, furieux qu'on e?t nomm�� pr��sident du Club des Alpines un homme que l'age ?enlourdissait visiblement et que l'habitude, prise en Alg��rie, des babouches et des v��tements flottants pr��disposait encore �� la paresse.
Rarement, en effet, Tartarin prenait part aux ascensions; il se contentait de les accompagner de ses voeux et de lire en grande s��ance, avec, des roulements d'yeux et des intonations �� faire palir les dames, les tragiques comptes rendus des exp��ditions.
Costecalde, au contraire, sec, nerveux, la ?Jambe de coq?, comme on l'appelait, grimpait toujours en t��te; il avait fait les Alpines une par une, plant�� sur les cimes inaccessibles le drapeau du club, la Tarasque ��toil��e d'argent. Pourtant, il n'��tait que vice-pr��sident, V. P. C. A.; mais il travaillait si bien la place qu'aux ��lections prochaines, ��videmment, Tartarin sauterait.
Averti par ses fid��les, B��zuquet le pharmacien, Excourbani��s, le brave commandant Bravida, le h��ros fut pris d'abord d'un noir d��go?t, cette rancoeur r��volt��e dont l'ingratitude et l'injustice soul��vent les belles ames. Il eut l'envie de tout planter l��, de s'expatrier, de passer le pont pour aller vivre �� Beaucaire, chez les Volsques; puis se calma.
Quitter sa petite maison, son jardin, ses ch��res habitudes, renoncer son fauteuil de pr��sident du Club des Alpines fond�� par lui, �� ce majestueux P. C. A. qui ornait et distinguait ses cartes, son papier �� lettres, jusqu'�� la coiffe de son chapeau! Ce n'��tait pas possible, _v��!_ Et tout �� coup lui vint une id��e mirobolante.
En d��finitive, les exploits de Costecalde se bornaient �� des courses dans les Alpines. Pourquoi Tartarin, pendant les trois mois qui le s��paraient des ��lections, ne tenterait-il pas quelque aventure grandiose; arborer, par _��zemple_, l'��tendard du Club sur une des plus hautes cimes de l'Europe, la Jungfrau ou le Mont-Blanc?
Quel triomphe au retour, quelle gifle pour Costecalde lorsque le Forum publierait le r��cit de l'ascension! Comment, apr��s cela, oser lui disputer le fauteuil?
Tout de suite il se mit �� l'oeuvre, fit venir secr��tement de Paris une foule d'ouvrages sp��ciaux: les Escalades de Whymper, les Glaciers de Tyndall, le _Mont-Blanc_ de St��phen d'Arve, des relations du Club Alpin, anglais et suisse, se
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