Tartarin sur les Alpes | Page 5

Alphonse Daudet
Toutes les misses immobiles sous les lampes des gu��ridons, ayant encore aux mains l'album, le magazine, la broderie qu'elles tenaient quand le froid les avait saisies; et parmi elles les filles du g��n��ral, les huit petites P��ruviennes avec leur teint de safran, leurs traits en d��sordre, les rubans vifs de leurs toilettes tranchant sur les tons de l��zard des modes anglaises, pauvres petits _pays-chauds_ qu'on se figurait si bien grima?ant, gambadant �� la cime des cocotiers et qui, plus encore que les autres victimes, faisaient peine �� regarder en cet ��tat de mutisme et de cong��lation. Puis au fond, devant le piano, la silhouette macabre du vieux diplomate, ses petites mains �� mitaines pos��es et mortes sur le clavier, dont sa figure avait les reflets jaunis...
Trahi par ses forces et sa m��moire, perdu dans une polka de sa composition qu'il recommen?ait toujours au m��me motif, faute de retrouver la coda, le malheureux de Stoltz s'��tait endormi en jouant, et avec lui toutes les dames du Rigi, ber?ant dans leur sommeil des frisures romantiques ou ce bonnet de dentelle en forme de cro?te de vol-au-vent qu'affectionnent les dames anglaises et qui fait partie du cant voyageur.
L'arriv��e de l'Alpiniste ne les r��veilla pas, et lui-m��me s'��croulait sur un divan, envahi par ce d��couragement de glace, quand des accords vigoureux et joyeux ��clat��rent dans le vestibule, o�� trois ?musicos?, harpe, fl?te, violon, de ces ambulants aux mines piteuses, aux longues redingotes battant les jambes, qui courent les h?telleries suisses, venaient d'installer leurs instruments. D��s les premi��res notes, notre homme se dressa, galvanis��.
?_Zou!_ bravo!... En avant musique!
Et le voil�� courant, ouvrant les portes grandes, faisant f��te aux musiciens, qu'il abreuve de champagne, se grisant lui aussi, sans boire, avec cette musique qui lui rend la vie. Il imite le piston, il imite la harpe, claque des doigts au-dessus de sa t��te, roule les yeux, esquisse des pas, �� la grande stup��faction des touristes accourus de tous c?t��s au tapage. Puis brusquement, sur l'attaque d'une valse de Strauss que les musicos allum��s enl��vent avec la furie de vrais tziganes, l'Alpiniste, apercevant �� l'entr��e du salon la femme du professeur Schwanthaler, petite Viennoise boulotte aux regards espi��gles, rest��s jeunes sous ses cheveux gris tout poudr��s, s'��lance, lui prend la taille, l'entra?ne en criant aux autres: ?Eh! allez donc!... valsez donc!
L'��lan est donn��, tout l'h?tel d��g��le et tourbillonne, emport��. On danse dans le vestibule, dans le salon, autour de la longue table verte de la salle de lecture. Et c'est ce diable d'homme qui leur a mis �� tous le feu au ventre. Lui cependant ne danse plus, essouffl au bout de quelques tours; mais il veille sur son bal, presse les musiciens, accouple les danseurs, jette le professeur de Bonn dans les bras d'une vieille Anglaise, et sur l'aust��re Astier-R��hu la plus fringante des P��ruviennes. La r��sistance est impossible. Il se d��gage de ce terrible Alpiniste on ne sait quelles effluves qui vous soul��vent, vous all��gent. Et zou! et zou! Plus de m��pris, plus de haine. Ni Riz ni Pruneaux, tous valseurs. Bient?t la folie gagne, se communique aux ��tages, et, dans l'��norme baie de l'escalier, on voit jusqu'au sixi��me tourner sur les paliers, avec la raideur d'automates devant un chalet �� musique, les jupes lourdes et color��es des Suissesses de service.
Ah! le vent peut souffler dehors, secouer les lampadaires, faire grincer les fils du t��l��graphe et tourbillonner la neige en spirales sur la cime d��serte. Ici l'on a chaud, l'on est bien, en voil�� pour toute la nuit.
?Diff��remment, je vais me coucher, moi...? se dit en lui-m��me le bon Alpiniste, homme de pr��caution, et d'un pays o�� tout le monde s'emballe et se d��balle encore plus vite. Riant dans sa barbe grise, il se glisse, se dissimule pour ��chapper �� la maman Schwanthaler qui, depuis leur tour de valse, le cherche, s'accroche �� lui, voudrait toujours ?ballir... dantsir...
Il prend la clef, son bougeoir; puis au premier ��tage s'arr��te une minute pour jouir de son oeuvre, regarder ce tas d'empal��s qu'il a forc��s �� s'amuser, �� se d��gourdir.
Une Suissesse s'approche, toute haletante de sa valse interrompue, lui pr��sente une plume et le registre de l'h?tel:
?Si j'oserais demander �� mossi�� de vouloir bien signer son nom...
Il h��site un instant. Faut-il, ne faut-il pas conserver l'incognito?
Apr��s tout, qu'importe! En supposant que la nouvelle de sa pr��sence au Rigi arrive l��-bas, nul ne saura ce qu'il est venu faire en Suisse. Et puis ce sera si dr?le, demain matin, la stupeur de tous ces ?Inglichemans? quand ils apprendront... Car cette fille ne pourra pas s'en taire... Quelle surprise par tout l'h?tel, quel ��blouissement!...
?Comment? C'��tait lui... Lui!...
Ces r��flexions pass��rent dans sa t��te, rapides et vibrantes comme les coups d'archet de l'orchestre. Il prit la plume et d'une main n��gligente, au-dessous d'Astier-R��hu, de Schwanthaler et autres illustres, il signa ce nom
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