Tartarin sur les Alpes | Page 4

Alphonse Daudet
un grand mouvement de chaises. L'acad��micien, lord Chipendale (?), le professeur de Bonn et quelques autres notabilit��s du parti se levaient, quittaient la salle pour protester.
Les ?Riz? presque aussit?t suivirent, en le voyant repousser le second compotier aussi vivement que l'autre.
Ni Riz ni Pruneau!... Quoi alors?...
Tous se retir��rent; et c'��tait glacial ce d��fil�� silencieux de nez tombants, de coins de bouche abaiss��s et d��daigneux, devant le malheureux qui resta seul dans l'immense salle �� manger flamboyante, en train de faire une trempette �� la mode de son pays, courb�� sous le d��dain universel.
Mes amis, ne m��prisons personne. Le m��pris est la ressource des parvenus, des poseurs, des laiderons et des sots, le masque o s'abrite la nullit��, quelquefois la gredinerie, et qui dispense d'esprit, de jugement, de bont��. Tous les bossus sont m��prisants; tous les nez tors se froncent et d��daignent quand ils rencontrent un nez droit.
Il savait cela, le bon Alpiniste. Ayant de quelques ann��es d��pass�� la quarantaine, ce ?palier du quatri��me? o�� l'homme trouve et ramasse la clef magique qui ouvre la vie jusqu'au fond, en montre la monotone et d��cevante enfilade, connaissant en outre sa valeur, l'importance de sa mission et du grand nom qu'il portait, l'opinion de ces gens-l�� ne l'occupait gu��re. Il n'aurait eu d'ailleurs qu'�� se nommer, �� crier: ?C'est moi...? pour changer en respects aplatis toutes ces lippes hautaines; mais l'incognito l'amusait.
Il souffrait seulement de ne pouvoir parler, faire du bruit, s'ouvrir, se r��pandre, serrer des mains, s'appuyer famili��rement �� une ��paule, appeler les gens par leurs pr��noms. Voil�� ce qui l'oppressait au Rigi-Kulm.
Oh! surtout, ne pas parler.
?J'en aurai la p��pie, bien s?r...? se disait le pauvre diable, errant dans l'h?tel, ne sachant que devenir.
Il entra au caf��, vaste et d��sert comme un temple en semaine, appela le gar?on ?mon bon ami?, commanda ?un moka sans sucre, _qu��!_? Et le gar?on ne demandant pas: ?Pourquoi sans sucre?? l'Alpiniste ajouta vivement: ?C'est une habitude que j'ai prise en Alg��rie, du temps de mes grandes chasses.
Il allait les raconter, mais l'autre avait fui sur ses escarpins de fant?me pour courir �� lord Chipendale affal�� de son long sur un divan et criant d'une voix morne: ?Tchimpp��gne! tchimpp��gne!? Le bouchon fit son bruit b��te de noce de commande, puis on n'entendit plus rien que les rafales du vent dans la monumentale chemin��e et le cliquetis frissonnant de la neige sur les vitres.
Bien sinistre aussi, le salon de lecture, tous les journaux en main, ces centaines de t��tes pench��es autour des longues tables vertes, sous les r��flecteurs. De temps en temps une baill��e, une toux, le froissement d'une feuille d��ploy��e, et, planant sur ce calme de salle d'��tude, debout et immobiles, le dos au po��le, solennels tous les deux et sentant pareillement le moisi, les deux pontifes de l'histoire officielle, Schwanthaler et Astier-R��hu, qu'une fatalit�� singuli��re avait mis en pr��sence au sommet du Rigi, depuis trente ans qu'ils s'injuriaient, se d��chiraient dans des notes explicatives, s'appelaient ?Schwanthaler l'ane bat��, vir ineptissimus Astier-R��hu?.
Vous pensez l'accueil que re?ut le bienveillant Alpiniste approchant une chaise pour faire un brin de causette instructive au coin du feu. Du haut de ces doux cariatides tomba subitement sur lui un de ces courants froids, dont il avait si grand'peur; il se leva, arpenta la salle autant par contenance que pour se r��chauffer, ouvrit la biblioth��que. Quelques romans anglais y tra?naient, m��l��s �� de lourdes bibles et �� des volumes d��pareill��s du Club Alpin Suisse; il en prit un, l'emportait pour le lire au lit, mais dut le laisser �� la porte, le r��glement ne permettant pas qu'on promenat la biblioth��que dans les chambres.
Alors, continuant �� errer, il entr'ouvrit la porte du billard, o�� le t��nor italien jouait tout seul, faisait des effets de torse et de manchettes pour leur jolie voisine, assise sur un divan, entre deux jeunes gens auxquels elle lisait une lettre. A l'entr��e de l'Alpiniste elle s'interrompit, et l'un des jeunes gens se leva, le plus grand, une sorte de moujik, d'homme-chien, aux pattes velues, aux longs cheveux noirs, luisants et plats, rejoignant la barbe inculte. Il fit deux pas vers le nouveau venu, le regarda comme on provoque, et si f��rocement que le bon Alpiniste sans demander d'explication, ex��cuta un demi-tour �� droite, prudent et digne.
?Diff��remment, ils ne sont pas liants, dans le Nord...? dit-il tout haut, et il referma la porte bruyamment pour bien prouver �� ce sauvage qu'on n'avait pas peur de lui.
Le salon restait comme dernier refuge; il y entra... Coquin de sort!... La morgue, bonnes gens! la morgue du mont Saint-Bernard, o les moines exposent les malheureux ramass��s sous la neige dans les attitudes diverses que la mort congelante leur a laiss��es, c'��tait cela le salon de Rigi-Kulm.
Toutes les dames fig��es, muettes, par groupes sur des divans circulaires, ou bien isol��es, tomb��es ?a et l��.
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