un t��nor italien retour de Russie, ��talant sur la nappe des boutons de manchettes larges comme des soucoupes.
C'est ce double courant oppos�� qui faisait sans doute la g��ne et la raideur de la table. Comment expliquer autrement le silence de ces six cents personnes, gourm��es, renfrogn��es, m��fiantes, et le souverain m��pris qu'elles semblaient affecter les unes pour les autres? Un observateur superficiel aurait pu l'attribuer �� la stupide morgue anglo-saxonne qui, maintenant, par tous pays donne le ton du monde voyageur.
Mais non! Des ��tres �� face humaine n'arrivent pas �� se ha?r ainsi premi��re vue, �� se d��daigner du nez, de la bouche et des yeux faute de pr��sentation pr��alable. Il doit y avoir autre chose.
Riz et Pruneaux, je vous dis. Et vous avez l'explication du morne silence pesant sur ce d?ner du Rigi-Kulm qui, vu le nombre et la vari��t�� internationale des convives, aurait d? ��tre anim��, tumultueux, comme on se figure les repas au pied de la tour de Babel.
L'Alpiniste entra, un peu troubl�� devant ce r��fectoire de chartreux en p��nitence sous le flamboiement des lustres, toussa bruyamment sans que personne pr?t garde �� lui, s'assit a son rang de dernier venu, au bout de la salle. D��fubl�� maintenant, c'��tait un touriste comme un autre, mais d'aspect plus aimable, chauve, bedonnant, la barbe en pointe et touffue, le nez majestueux, d'��pais sourcils f��roces sur un regard bon enfant.
Riz ou Pruneau? on ne savait encore.
A peine install��, il s'agita avec inqui��tude, puis quittant sa place d'un bond effray��: ?_Outre!_...un courant d'air!...? dit-il tout haut, et il s'��lan?a vers une chaise libre, rabattue au milieu de la table.
Il fut arr��t�� par une Suissesse de service, du canton d'Uri, celle-l��, cha?nettes d'argent et guimpe blanche:
?Monsieur, c'est retenu...
Alors, de la table, une jeune fille dont il ne voyait que la chevelure en blonds relev��s sur des blancheurs de neige vierge dit sans se retourner, avec un accent d'��trang��re:
?Cette place est libre... mon fr��re est malade, il ne descend pas.
--Malade? demanda l'Alpiniste en s'asseyant, l'air empress��, presque affectueux... Malade? Pas dangereusement au moins?
Il pronon?ait ?au mouain?, et le mot revenait dans toutes ses phrases avec quelques autres vocables parasites ?h��, qu��, t��, zou, v��, va?, allons, et autrement, diff��remment?, qui soulignaient encore son accent m��ridional, d��plaisant sans doute pour la jeune blonde, car elle ne r��pondit que par un regard glac��, d'un bleu noir, d'un bleu d'ab?me.
Le voisin de droite n'avait rien d'encourageant non plus; c'��tait le t��nor italien, fort gaillard au front bas, aux prunelles huileuses, avec des moustaches de matamore qu'il frisait d'un doigt furibond, depuis qu'on l'avait s��par�� de sa jolie voisine.
Mais le bon Alpiniste avait l'habitude de parler en mangeant, il lui fallait cela pour sa sant��.
?_V��_! Les jolis boutons... se dit-il tout haut �� lui-m��me en guignant les manchettes de l'Italien... Ces notes de musique, incrust��es dans le jaspe, c'est d'un effet charmain...
Sa voix cuivr��e sonnait dans le silence sans y trouver le moindre ��cho.
?S?r que monsieur est chanteur, _qu��?_
--Non capisco...? grogna l'Italien dans ses moustaches.
Pendant un moment l'homme se r��signa �� d��vorer sans rien dire, mais les morceaux l'��touffaient. Enfin, comme son vis-��-vis le diplomate austro-hongrois essayait d'atteindre le moutardier du bout de ses vieilles petites mains grelottantes, envelopp��es de mitaines, il le lui passa obligeamment: ?A votre service, monsieur le baron...? car il venait de l'entendre appeler ainsi.
Malheureusement le pauvre M. de Stoltz, malgr�� l'air finaud et spirituel contract�� dans les chinoiseries diplomatiques, avait perdu depuis longtemps ses mots et ses id��es, et voyageait dans la montagne sp��cialement pour les rattraper. Il ouvrit ses yeux vides sur ce visage inconnu, les referma sans rien dire. Il en e?t fallu dix, anciens diplomates de sa force intellectuelle, pour trouver en commun la formule d'un remerciement.
A ce nouvel insucc��s, l'Alpiniste fit une moue terrible, et la brusque fa?on dont il s'empara de la bouteille aurait pu faire croire qu'il allait achever de fendre, avec, la t��te f��l��e du vieux diplomate. Pas plus! C'��tait pour offrir �� boire �� sa voisine, qui ne l'entendit pas, perdue dans une causerie �� mi-voix, d'un gazouillis ��tranger doux et vif, avec deux jeunes gens assis tout pr��s d'elle. Elle se penchait, s'animait. On voyait des petits frisons briller dans la lumi��re contre une oreille menue, transparente et toute rose... Polonaise, Russe, Norv��gienne?... mais du Nord bien certainement; et une jolie chanson do son pays lui revenant aux l��vres, l'homme du Midi se mit �� fredonner tranquillement:
_O coumtesso g��nto, Estelo dou Nord Qu�� la neu argento, Qu'Amour friso en or._[*]
[*] ?Gentille comtesse,--Lumi��re du Nord,--Que la neige argente,--Qu'Amour frise en or.? (Fr��d��ric MISTRAL.)
Toute la table se retourna; on crut qu'il devenait fou. Il rougit, se tint coi dans son assiette, n'en sortit plus que pour repousser violemment un des compotiers sacr��s qu'on lui passait:
?Des pruneaux, encore!... Jamais de la vie!
C'en ��tait trop.
Il se fit
Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.