en main, le sac et la tente sur le dos, partir, clairons en tête, pour des
ascensions dont le Forum, le journal de la localité, donne le compte
rendu avec un luxe descriptif, une exagération d'épithètes, «abîmes,
gouffres, gorges effroyables,» comme s'il s'agissait de courses sur
l'Himalaya. Pensez qu'à ce jeu les indigènes ont acquis des forces
nouvelles, ces «doubles muscles réservés jadis au seul Tartarin, le bon,
le brave, l'héroïque Tartarin.
Si Tarascon résume le Midi, Tartarin résume Tarascon. Il n'est pas
seulement le premier citoyen de la ville, il en est l'âme, le génie, il en a
toutes les belles fêlures. On connaît ses anciens exploits, ses triomphes
de chanteur (oh! le duo de Robert le Diable à la pharmacie Bézuquet!)
et l'étonnante odyssée de ses chasses au lion d'où il ramena ce superbe
chameau, le dernier de l'Algérie, mort depuis, chargé d'ans et
d'honneurs, conservé en squelette au musée de la ville, parmi les
curiosités tarasconnaises.
Tartarin, lui, n'a pas bronché; toujours bonnes dents, bon oeil, malgré la
cinquantaine, toujours cette imagination extraordinaire qui rapproche et
grossit les objets avec une puissance de télescope. Il est resté celui dont
le brave commandant Bravida disait: «C'est un lapin...
Deux lapins, plutôt! Car dans Tartarin comme dans tout Tarasconnais,
il y a la race garenne et la race choux très nettement accentuées: le
lapin de garenne coureur, aventureux, casse-cou; le lapin de choux
casanier, tisanier, ayant une peur atroce de la fatigue, des courants d'air,
et de tous les accidents quelconques pouvant amener la mort.
On sait que cette prudence ne l'empêchait pas de se montrer brave et
même héroïque à l'occasion; mais il est permis de se demander ce qu'il
venait faire sur le Rigi (Regina montium) à son âge, alors qu'il avait si
chèrement conquis le droit au repos et au bien-être.
A cela, l'infâme Costecalde aurait pu seul répondre.
Costecalde, armurier de son état, représente un type assez rare Tarascon.
L'envie, la basse et méchante envie, visible à un pli mauvais de ses
lèvres minces et à une espèce de buée jaune qui lui monte du foie par
bouffées, enfume sa large face rasée et régulière, aux méplats fripés,
meurtris comme à coups de marteau, pareille à une ancienne médaille
de Tibère ou de Caracalla. L'envie chez lui est une maladie qu'il
n'essaye pas même de cacher, et, avec ce beau tempérament
tarasconnais qui déborde toujours, il lui arrive de dire en parlant de son
infirmité: «Vous ne savez pas comme ça fait mal...
Naturellement, le bourreau de Costecalde, c'est Tartarin. Tant de gloire
pour un seul homme! Lui partout, toujours lui! Et lentement,
sourdement, comme un termite introduit dans le bois doré de l'idole,
voilà vingt ans qu'il sape en dessous cette renommée triomphante, et la
ronge, et la creuse. Quand le soir, au cercle, Tartarin racontait ses affûts
au lion, ses courses dans le grand Sahara, Costecalde avait des petits
rires muets, des hochements de tête incrédules.
«Mais les peaux, pas moins, Costecalde... ces peaux de lion qu'il nous a
envoyées, qui sont là, dans le salon du cercle?...
--Té! pardi... Et les fourreurs, croyez-vous pas qu'il en manque, en
Algérie?
--Mais les marques des balles, toutes rondes, dans les têtes?
--Et autremain, est-ce qu'au temps de la chasse aux casquettes, on ne
trouvait pas chez nos chapeliers des casquettes trouées de plomb et
déchiquetées, pour les tireurs maladroits?
Sans doute l'ancienne gloire du Tartarin tueur de fauves restait
au-dessus de ces attaques; mais l'Alpiniste chez lui prêtait à toutes les
critiques, et Costecalde ne s'en privait pas, furieux qu'on eût nommé
président du Club des Alpines un homme que l'âge «enlourdissait
visiblement et que l'habitude, prise en Algérie, des babouches et des
vêtements flottants prédisposait encore à la paresse.
Rarement, en effet, Tartarin prenait part aux ascensions; il se contentait
de les accompagner de ses voeux et de lire en grande séance, avec, des
roulements d'yeux et des intonations à faire pâlir les dames, les
tragiques comptes rendus des expéditions.
Costecalde, au contraire, sec, nerveux, la «Jambe de coq», comme on
l'appelait, grimpait toujours en tête; il avait fait les Alpines une par une,
planté sur les cimes inaccessibles le drapeau du club, la Tarasque
étoilée d'argent. Pourtant, il n'était que vice-président, V. P. C. A.; mais
il travaillait si bien la place qu'aux élections prochaines, évidemment,
Tartarin sauterait.
Averti par ses fidèles, Bézuquet le pharmacien, Excourbaniès, le brave
commandant Bravida, le héros fut pris d'abord d'un noir dégoût, cette
rancoeur révoltée dont l'ingratitude et l'injustice soulèvent les belles
âmes. Il eut l'envie de tout planter là, de s'expatrier, de passer le pont
pour aller vivre à Beaucaire, chez les Volsques; puis se calma.
Quitter sa petite maison, son jardin, ses chères habitudes, renoncer son
fauteuil de président du Club des Alpines fondé par lui,
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