Tarass Boulba | Page 4

Nikolai Vassilievitch Gogol
étaient ces Latins! ils ne savaient même pas qu'il y eût de
l'eau-de-vie au monde. Comment donc s'appelait celui qui a écrit des
vers latins? Je ne suis pas trop savant; j'ai oublié son nom. Ne
s'appelait-il pas Horace?
-- Voyez-vous le sournois, se dit tout bas le fils aîné, Ostap; c'est qu'il
sait tout, le vieux chien, et il fait mine de ne rien savoir.
-- Je crois bien que l'archimandrite ne vous a pas même donné à flairer

de l'eau-de-vie, continuait Boulba. Convenez, mes fils, qu'on vous a
vertement étrillés, avec des balais de bouleau, le dos, les reins, et tout
ce qui constitue un Cosaque. Ou bien peut- être, parce que vous étiez
devenus grands garçons et sages, vous rossait-on à coups de fouet, non
les samedis seulement, mais encore les mercredis et les jeudis.
-- Il n'y a rien à se rappeler de ce qui s'est fait, père, répondit Ostap; ce
qui est passé est passé.
-- Qu'on essaye maintenant! dit Andry; que quelqu'un s'avise de me
toucher du bout du doigt! que quelque Tatar s'imagine de me tomber
sous la main! il saura ce que c'est qu'un sabre cosaque.
-- Bien, mon fils, bien! par Dieu, c'est bien parlé. Puisque c'est comme
ça, par Dieu, je vais avec vous. Que diable ai-je à attendre ici? Que je
devienne un planteur de blé noir, un homme de ménage, un gardeur de
brebis et de cochons? que je me dorlote avec ma femme? Non, que le
diable l'emporte! je suis un Cosaque, je ne veux pas. Qu'est-ce que cela
me fait qu'il n'y ait pas de guerre! j'irai prendre du bon temps avec vous.
Oui, par Dieu, j'y vais.
Et le vieux Boulba, s'échauffant peu à peu, finit par se fâcher tout rouge,
se leva de table, et frappa du pied en prenant une attitude impérieuse.
-- Nous partons demain. Pourquoi remettre? Qui diable attendons- nous
ici? À quoi bon cette maison? à quoi bon ces pots? à quoi bon tout
cela?
En parlant ainsi, il se mit à briser les plats et les bouteilles. La pauvre
femme, dès longtemps habituée à de pareilles actions, regardait
tristement faire son mari, assise sur un banc. Elle n'osait rien dire; mais
en apprenant une résolution aussi pénible à son coeur, elle ne put
retenir ses larmes. Elle jeta un regard furtif sur ses enfants qu'elle allait
si brusquement perdre, et rien n'aurait pu peindre la souffrance qui
agitait convulsivement ses yeux humides et ses lèvres serrées.
Boulba était furieusement obstiné. C'était un de ces caractères qui ne
pouvaient se développer qu'au XVIe siècle, dans un coin sauvage de

l'Europe, quand toute la Russie méridionale, abandonnée de ses princes,
fut ravagée par les incursions irrésistibles des Mongols; quand, après
avoir perdu son toit et tout abri, l'homme se réfugia dans le courage du
désespoir; quand sur les ruines fumantes de sa demeure, en présence
d'ennemis voisins et implacables, il osa se rebâtir une maison,
connaissant le danger, mais s'habituant à le regarder en face; quand
enfin le génie pacifique des Slaves s'enflamma d'une ardeur guerrière et
donna naissance à cet élan désordonné de la nature russe qui fut la
société cosaque (kasatchestvo). Alors tous les abords des rivières, tous
les gués, tous les défilés dans les marais, se couvrirent de Cosaques que
personne n'eût pu compter, et leurs hardis envoyés purent répondre au
sultan qui désirait connaître leur nombre: «Qui le sait? Chez nous, dans
la steppe, à chaque bout de champ, un Cosaque.» Ce fut une explosion
de la force russe que firent jaillir de la poitrine du peuple les coups
répétés du malheur. Au lieu des anciens oudély[8], au lieu des petites
villes peuplées de vassaux chasseurs, que se disputaient et se vendaient
les petits princes, apparurent des bourgades fortifiées, des kourény[9]
liés entre eux par le sentiment du danger commun et la haine des
envahisseurs païens. L'histoire nous apprend comment les luttes
perpétuelles des Cosaques sauvèrent l'Europe occidentale de l'invasion
des sauvages hordes asiatiques qui menaçaient de l'inonder. Les rois de
Pologne qui devinrent, au lieu des princes dépossédés, les maîtres de
ces vastes étendues de terre, maîtres, il est vrai, éloignés et faibles,
comprirent l'importance des Cosaques et le profit qu'ils pouvaient tirer
de leurs dispositions guerrières. Ils s'efforcèrent de les développer
encore. Les hetmans, élus par les Cosaques eux-mêmes et dans leur
sein, transformèrent les kourény en polk[10] réguliers. Ce n'était pas
une armée rassemblée et permanente; mais, dans le cas de guerre ou de
mouvement général, en huit jours au plus, tous étaient réunis. Chacun
se rendait à l'appel, à cheval et en armes, ne recevant pour toute solde
du roi qu'un ducat par tête. En quinze jours, il se rassemblait une telle
armée, qu'à coup sûr nul recrutement n'eût pu en former une semblable.
La
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