Tarass Boulba | Page 5

Nikolai Vassilievitch Gogol
guerre finie, chaque soldat regagnait ses champs, sur les bords du
Dniepr, s'occupait de pêche, de chasse ou de petit commerce, brassait
de la bière, et jouissait de la liberté. Il n'y avait pas de métier qu'un
Cosaque ne sût faire: distiller de l'eau-de-vie, charpenter un chariot,
fabriquer de la poudre, faire le serrurier et le maréchal ferrant, et,

par-dessus tout, boire et bambocher comme un Russe seul en est
capable, tout cela ne lui allait pas à l'épaule. Outre les Cosaques inscrits,
obligés de se présenter en temps de guerre ou d'entreprise, il était très
facile de rassembler des troupes de volontaires. Les ïésaouls n'avaient
qu'à se rendre sur les marchés et les places de bourgades, et à crier,
montés sur une téléga (chariot): «Eh! eh! vous autres buveurs, cessez
de brasser de la bière et de vous étaler tout de votre long sur les poêles;
cessez de nourrir les mouches de la graisse de vos corps; allez à la
conquête de l'honneur et de la gloire chevaleresque. Et vous autres,
gens de charrue, planteurs de blé noir, gardeurs de moutons, amateurs
de jupes, cessez de vous traîner à la queue de vos boeufs, de salir dans
la terre vos cafetans jaunes, de courtiser vos femmes et de laisser
dépérir votre vertu de chevalier[11]. Il est temps d'aller à la quête de la
gloire cosaque.» Et ces paroles étaient semblables à des étincelles qui
tomberaient sur du bois sec. Le laboureur abandonnait sa charrue; le
brasseur de bière mettait en pièces ses tonneaux et ses jattes; l'artisan
envoyait au diable son métier et le petit marchand son commerce; tous
brisaient les meubles de leur maison et sautaient à cheval. En un mot, le
caractère russe revêtit alors une nouvelle forme, large et puissante.
Tarass Boulba était un des vieux polkovnik[12]. Créé pour les
difficultés et les périls de la guerre, il se distinguait par la droiture d'un
caractère rude et entier. L'influence des moeurs polonaises commençait
à pénétrer parmi la noblesse petite- russienne. Beaucoup de seigneurs
s'adonnaient au luxe, avaient de nombreux domestique, des faucons,
des meutes de chasse, et donnaient des repas. Tout cela n'était pas selon
le coeur de Tarass; il aimait la vie simple des Cosaques, et il se querella
fréquemment avec ceux de ses camarades qui suivaient l'exemple de
Varsovie, les appelant esclaves des gentilshommes (pan) polonais.
Toujours inquiet, mobile, entreprenant, il se regardait comme un des
défenseurs naturels de l'Église russe; il entrait, sans permission, dans
tous les villages où l'on se plaignait de l'oppression des
intendants-fermiers et d'une augmentation de taxe sur les feux. Là, au
milieu de ses Cosaques, il jugeait les plaintes. Il s'était fait une règle
d'avoir, dans trois cas, recours à son sabre: quand les intendants ne
montraient pas de déférence envers les anciens et ne leur ôtaient pas le
bonnet, quand on se moquait de la religion ou des vieilles coutumes, et

quand il était en présence des ennemis, c'est-à-dire des Turcs ou païens,
contre lesquels il se croyait toujours en droit de tirer le fer pour la plus
grande gloire de la chrétienté. Maintenant il se réjouissait d'avance du
plaisir de mener lui-même ses deux fils à la setch, de dire avec orgueil:
«Voyez quels gaillards je vous amène; de les présenter à tous ses vieux
compagnons d'armes, et d'être témoin de leurs premiers exploits dans
l'art de guerroyer et dans celui de boire, qui comptait aussi parmi les
vertus d'un chevalier. Tarass avait d'abord eu l'intention de les envoyer
seuls; mais à la vue de leur bonne mine, de leur haute taille, de leur
mâle beauté, sa vieille ardeur guerrière s'était ranimée, et il se décida,
avec toute l'énergie d'une volonté opiniâtre, à partir avec eux dès le
lendemain. Il fit ses préparatifs, donna des ordres, choisit des chevaux
et des harnais pour ses deux jeunes fils, désigna les domestiques qui
devaient les accompagner, et délégua son commandement au ïésaoul
Tovkatch, en lui enjoignant de se mettre en marche à la tête de tout le
polk, dès que l'ordre lui en parviendrait de la setch. Quoiqu'il ne fût pas
entièrement dégrisé, et que la vapeur du vin se promenât encore dans sa
cervelle, cependant il n'oublia rien, pas même l'ordre de faire boire les
chevaux et de leur donner une ration du meilleur froment.
-- Eh bien! mes enfants, leur dit-il en rentrant fatigué à la maison, il est
temps de dormir, et demain nous ferons ce qu'il plaira à Dieu. Mais
qu'on ne nous fasse pas de lits; nous dormirons dans la cour.
La nuit venait à peine d'obscurcir le ciel; mais Boulba avait l'habitude
de se coucher de bonne heure. Il se jeta sur un tapis étendu à terre, et se
couvrit d'une pelisse de peaux de mouton (touloup), car l'air était frais,
et Boulba aimait
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