Tarass Boulba | Page 3

Nikolai Vassilievitch Gogol
Ce qui vaut mieux, reprit-il, c'est que, la semaine prochaine, je vous
enverrai au zaporojié. C'est là que se trouve la science; c'est là qu'est
votre école, et que vous attraperez de l'esprit.
-- Quoi! ils ne resteront qu'une semaine ici? disait d'une voix plaintive
et les larmes aux yeux la vieille bonne mère. Les pauvres petits n'auront
pas le temps de se divertir et de faire connaissance avec la maison
paternelle. Et moi, je n'aurai pas le temps de les regarder à m'en
rassasier.
-- Cesse de hurler, vieille; un Cosaque n'est pas fait pour s'avachir avec
les femmes. N'est-ce pas? tu les aurais cachés tous les deux sous ta jupe,
pour les couver comme une poule ses oeufs. Allons, marche. Mets-nous
vite sur la table tout ce que tu as à manger. Il ne nous faut pas de
gâteaux au miel, ni toutes sortes de petites fricassées. Donne-nous un

mouton entier ou toute une chèvre; apporte-nous de l'hydromel de
quarante ans; et donne-nous de l'eau-de-vie, beaucoup d'eau-de-vie; pas
de cette eau-de-vie avec toutes sortes d'ingrédients, des raisins secs et
autres vilenies; mais de l'eau-de-vie toute pure, qui pétille et mousse
comme une enragée.
Boulba conduisit ses fils dans sa chambre, d'où sortirent à leur
rencontre deux belles servantes, toutes chargées de monistes[2].
Était-ce parce qu'elles s'effrayaient de l'arrivée de leurs jeunes
seigneurs, qui ne faisaient grâce à personne? était-ce pour ne pas
déroger aux pudiques habitudes des femmes? À leur vue, elles se
sauvèrent en poussant de grands cris, et longtemps encore après, elles
se cachèrent le visage avec leurs manches. La chambre était meublée
dans le goût de ce temps, dont le souvenir n'est conservé que par les
douma[3] et les chansons populaires, que récitaient autrefois, dans
l'Ukraine, les vieillards à longue barbe, en s'accompagnant de la
bandoura[4], au milieu d'une foule qui faisait cercle autour d'eux; dans
le goût de ce temps rude et guerrier, qui vit les premières luttes
soutenues par l'Ukraine contre l'union[5]. Tout y respirait la propreté.
Le plancher et les murs étaient revêtus d'une couche de terre glaise
luisante et peinte. Des sabres, des fouets (nagaïkas), des filets
d'oiseleur et de pêcheur, des arquebuses, une corne curieusement
travaillée servant de poire à poudre, une bride chamarrée de lames d'or,
des entraves parsemées de petits clous d'argent, étaient suspendus
autour de la chambre. Les fenêtres, fort petites, portaient des vitres
rondes et ternes, comme on n'en voit plus aujourd'hui que dans les
vieilles églises; on ne pouvait regarder au dehors qu'en soulevant un
petit châssis mobile. Les baies de ces fenêtres et des portes étaient
peintes en rouge. Dans les coins, sur des dressoirs, se trouvaient des
cruches d'argile, des bouteilles en verre de couleur sombre, des coupes
d'argent ciselé, d'autres petites coupes dorées, de différentes
mains-d'oeuvre, vénitiennes, florentines, turques, circassiennes,
arrivées par diverses voies aux mains de Boulba, ce qui était assez
commun dans ces temps d'entreprises guerrières. Des bancs de bois,
revêtus d'écorce brune de bouleau, faisaient le tour entier de la chambre.
Une immense table était dressée sous les saintes images, dans un des
angles antérieurs. Un haut et large poêle, divisé en une foule de

compartiments, et couvert de briques vernissées, bariolées, remplissait
l'angle opposé. Tout cela était très connu de nos deux jeunes gens, qui
venaient chaque année passer les vacances à la maison; je dis venaient,
et venaient à pied, car ils n'avaient pas encore de chevaux, la coutume
ne permettant point aux écoliers d'aller à cheval. Ils étaient encore à
l'âge où les longues touffes du sommet de leur crâne pouvaient être
tirées impunément par tout Cosaque armé. Ce n'est qu'à leur sortie du
séminaire que Boulba leur avait envoyé deux jeunes étalons pour faire
le voyage.
À l'occasion du retour de ses fils, Boulba fit rassembler tous les
centeniers de son polk[6] qui n'étaient pas absents; et quand deux
d'entre eux se furent rendus à son invitation, avec le ïésaoul[7] Dmitri
Tovkatch, son vieux camarade, il leur présenta ses fils en disant:
-- Voyez un peu quels gaillards! je les enverrai bientôt à la setch.
Les visiteurs félicitèrent et Boulba et les deux jeunes gens, en leur
assurant qu'ils feraient fort bien, et qu’il n'y avait pas de meilleure école
pour la jeunesse que le zaporojié.
-- Allons, seigneurs et frères, dit Tarass, asseyez-vous chacun où il lui
plaira. Et vous, mes fils, avant tout, buvons un verre d'eau-de-vie. Que
Dieu nous bénisse! À votre santé, mes fils! À la tienne, Ostap
(Eustache)! À la tienne, Andry (André)! Dieu veuille que vous ayez
toujours de bonnes chances à la guerre, que vous battiez les païens et
les Tatars! et si les Polonais commencent quelque chose contre notre
sainte religion, les Polonais aussi! Voyons, donne ton verre.
L'eau-de-vie est-elle bonne? Comment se nomme l'eau-de-vie en latin?
Quels sots
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