montagne sans rencontrer un visage humain. Vaincu par la fatigue et la chaleur, j'attachai mon cheval à un arbre peu éloigné de la route et m'étendis sous un buisson d'arbouses. Je m'y reposais depuis quelques instants quand je vis passer un maigre vieillard chargé de ramée et fléchissant sous le faix. A bout de forces, il chancela et, près de tomber, s'écria: ?César!? En entendant cette invocation monter de la bouche d'un pauvre b?cheron dans un désert de rochers, mon coeur s'emplit de vénération pour la Ville tutélaire, qui inspire jusque dans les pays les plus écartés, aux ames les plus agrestes, une telle idée de sa providence souveraine. Mais à mon admiration se mêlèrent, ? mon frère, la tristesse et l'inquiétude, quand je songeai à quels dommages, à quelles offenses, par la folie des hommes et les vices du siècle, étaient exposés l'héritage d'Auguste et la fortune de Rome.
--J'ai vu de près, mon frère, lui répondit Gallion, ces crimes et ces folies dont tu t'affliges. Assis au Sénat, j'ai pali sous le regard des victimes de Ca?us. Je me suis tu, ne désespérant pas de voir des jours meilleurs. Je crois que les bons citoyens doivent servir la république sous les mauvais princes plut?t que d'échapper à leurs devoirs par une mort inutile.
Comme Gallion pronon?ait ces paroles, deux hommes encore jeunes, portant la toge, s'approchèrent de lui. L'un était Lucius Cassius, d'une maison plébéienne, mais ancienne et décorée, originaire de Rome. L'autre, Marcus Lollius, fils et petit-fils de consulaires et toutefois d'une famille équestre, sortie du municipe de Terracine. Ils avaient tous deux fréquenté les écoles d'Athènes et acquis une connaissance des lois de la nature à laquelle les Romains qui n'étaient pas allés en Grèce demeuraient tout à fait étrangers.
A cette heure ils se formaient à Corinthe au maniement des affaires publiques, et le proconsul les tenait à ses c?tés comme un ornement à sa magistrature. Un peu en arrière, vêtu du manteau court des philosophes, le front chauve et le menton garni d'une barbe socratique, le grec Apollodore marchait avec lenteur, un bras levé et remuant les doigts en disputant avec lui-même.
Gallion fit à tous trois un accueil bienveillant.
--Déjà les roses du matin ont pali, dit-il, et le soleil commence à darder ses flèches acérées. Venez, amis! Ces ombrages nous verseront la fra?cheur.
Et il les mena, le long d'un ruisseau dont le murmure conseillait les tranquilles pensées, jusque dans une enceinte d'arbustes verts au milieu de laquelle un bassin d'albatre se croisait, plein d'une eau limpide où flottait une plume de la colombe qui venait de s'y baigner et qui maintenant modulait sa plainte dans le feuillage. Ils s'assirent sur un banc de marbre qui s'étendait en demi-cercle, soutenu par des griffons. Les lauriers et les myrtes y mariaient leurs ombres. Tout autour de l'enceinte arrondie s'élevaient des statues. Une Amazone blessée entourait mollement sa tête de son bras replié. Sur son beau visage la douleur paraissait belle. Un Satyre velu jouait avec une chèvre. Une Vénus, au sortir du bain, essuyait ses membres humides sur lesquels on croyait voir courir un frisson de plaisir. Près d'elle un jeune Faune approchait en souriant une fl?te de ses lèvres. Son front était à demi caché par les branches, mais son ventre poli brillait entre les feuilles.
--Ce Faune semble respirer, dit Marcus Lollius. On dirait qu'un souffle léger soulève sa poitrine.
--Il est vrai, Marcus. On attend qu'il tire de sa fl?te des sons agrestes, dit Gallion. Un esclave grec l'a sculpté dans le marbre d'après un modèle ancien. Les Grecs excellaient autrefois à faire ces bagatelles. Plusieurs de leurs ouvrages en ce genre sont justement célèbres. On ne peut le nier: ils ont su donner aux dieux un visage auguste et exprimer sur le marbre ou l'airain la majesté des ma?tres du monde. Qui n'admire le Jupiter Olympien de Phidias? Et pourtant qui voudrait être Phidias?
--Certes aucun Romain ne voudrait être Phidias, s'écria Lollius, qui dépensait l'immense héritage de ses pères à faire venir de Grèce et d'Asie les ouvrages de Phidias et de Myrrhon, dont il ornait sa villa du Pausilippe.
Lucius Cassius partageait cet avis. Il soutint avec force que les mains d'un homme libre n'étaient pas faites pour manier le ciseau du sculpteur ou le cestre du peintre et que nul citoyen romain ne saurait s'abaisser à fondre l'airain, à sculpter le marbre, à tracer des figures sur une muraille.
Il professait l'admiration des moeurs antiques et vantait à toute occasion les vertus des a?eux:
--Les Curius et les Fabricius, dit-il, cultivaient leurs laitues et dormaient sous le chaume. Ils ne connaissaient de statue que le Priape taillé dans un coeur de buis qui, dressant au milieu de leur jardin son pal vigoureux, mena?ait les voleurs d'un supplice ridicule et terrible.
Méla, qui avait beaucoup lu les annales de Rome,
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