Sur la pierre blanche | Page 9

Anatole France
objecta l'exemple d'un vieux patricien.
--Au temps de la république, dit-il, cet illustre Ca?us Fabius, d'une famille issue d'Hercule et d'évandre, tra?a de ses mains sur les murs du temple de Salus des peintures si estimées, que leur perte récente, dans l'incendie du temple, a été considérée comme un malheur public. Et l'on rapporte qu'il ne quittait pas la toge pour peindre ses figures, faisant conna?tre par là que cette tache n'était pas indigne d'un citoyen romain. Il re?ut le surnom de Pictor que ses descendants s'honorèrent de porter.
Lucius Cassius répliqua vivement:
--En peignant des victoires dans un temple, Ca?us Fabius considérait ces victoires et non la peinture. Il n'y avait pas alors de peintres à Rome. Voulant que les grandes actions des a?eux fussent sans cesse présentes aux yeux des Romains, il donna l'exemple aux artisans. Mais de même qu'un pontife ou un édile pose la première pierre d'un édifice et ne fait pas pour cela métier de ma?on ou d'architecte, Ca?us Fabius fit la première peinture de Rome sans qu'on puisse le compter au nombre des ouvriers qui gagnent leur vie à peindre sur des murs.
Apollodore, d'un signe de tête, approuva ce discours et dit en caressant sa barbe philosophique:
--Les fils d'Iule sont nés pour gouverner le monde. Tout autre soin serait indigne d'eux.
Et longtemps, d'une bouche arrondie, il vanta les Romains. Il les flattait parce qu'il les craignait. Mais, au dedans de lui-même, il ne sentait que mépris pour ces intelligences bornées et sans finesse. Il donna des louanges à Gallion:
--Tu as orné cette ville de monuments magnifiques. Tu as assuré la liberté de son Sénat et de son peuple. Tu as établi de bonnes règles pour le commerce et la navigation, tu rends la justice avec une équité bienveillante. Ta statue s'élèvera sur le Forum. Le titre te sera décerné de second fondateur de Corinthe, ou plut?t Corinthe prendra de toi le nom d'Annaea. Toutes ces choses sont dignes d'un Romain et dignes de Gallion. Mais ne crois pas que les Grecs estiment plus que de raison les arts manuels. Si beaucoup parmi eux s'occupent à peindre des vases, à teindre des étoffes, à modeler des figures, c'est par nécessité. Ulysse construisit de ses mains son lit et son navire. Toutefois les Grecs professent qu'il est indigne d'un sage de s'appliquer à des arts futiles et grossiers. Socrate, en sa jeunesse, exer?a le métier de sculpteur et il fit une image des Kharites qu'on voit encore sur l'acropole d'Athènes. Son habileté certes n'était pas médiocre et, s'il avait voulu, il aurait su, comme les artistes les plus renommés, représenter un athlète lan?ant un disque ou nouant un bandeau sur son front. Mais il laissa ces ouvrages pour se consacrer à la recherche de la sagesse, ainsi que l'oracle le lui avait ordonné. Dès lors, il s'attacha aux jeunes hommes, non pour mesurer les proportions de leurs corps, mais uniquement pour leur enseigner ce qui est honnête. A ceux dont la forme était parfaite il préférait ceux dont l'ame était belle, contrairement à ce que font les sculpteurs, les peintres et les débauchés. Ceux-là estiment la beauté extérieure et méprisent la beauté intérieure. Et vous savez que Phidias grava sur l'orteil de son Jupiter le nom d'un athlète parce qu'il était beau et sans considérer s'il était chaste.
--C'est pourquoi, conclut Gallion, nous ne donnons pas de louanges aux sculpteurs alors même que nous en donnons à leurs ouvrages.
--Par Hercule! s'écria Lollius, je ne sais lequel admirer le plus de ce Faune ou de cette Vénus. La déesse a la fra?cheur de l'eau dont elle est encore mouillée. Elle est vraiment la volupté des hommes et des dieux, et ne crains-tu pas, ? Gallion, qu'une nuit un rustre, caché dans tes jardins, ne lui fasse subir le même outrage qu'un jeune impie infligea, dit-on, à la Vénus des Cnidiens? Les prêtresses du temple trouvèrent un matin sur la déesse les vestiges de l'offense, et les voyageurs rapportent que depuis lors, elle garde sur elle une tache ineffa?able. Il faut admirer et l'audace de cet homme et la patience de l'Immortelle.
--Le crime ne fut pas impuni, déclara Gallion. Le sacrilège se jeta dans la mer ou se brisa contre les rochers. On ne l'a jamais revu.
--Sans doute, reprit Lollius, la Vénus de Cnide passe en beauté toutes les autres. Mais l'ouvrier qui sculpta celle de tes jardins, ? Gallion, savait amollir le marbre. Vois ce Faune; il rit, la salive mouille ses dents et ses lèvres; ses joues ont la fra?cheur des pommes; tout son corps brille de jeunesse. Pourtant, à ce Faune je préfère cette Vénus.
Apollodore leva la main droite et dit:
--Très doux Lollius, réfléchis un moment et tu reconna?tras qu'une telle préférence est pardonnable à un ignorant qui suit ses instincts et ne raisonne pas, mais qu'elle n'est pas
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 61
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.