Supplement au Voyage de Bougainville | Page 5

Denis Diderot
s'arrêter, lorsqu'ils n'auraient à
obtenir, de la continuité de leurs pénibles efforts, que des biens
imaginaires. Si tu nous persuades de franchir l'étroite limite du besoin,
quand finirons-nous de travailler ? Quand jouirons-nous ? Nous avons
rendu la somme de nos fatigues annuelles et journalières la moindre
qu'il était possible, parce que rien ne nous paraît préférable au repos.
Va dans ta contrée t'agiter, te tourmenter tant que tu voudras ;
laisse-nous reposer : ne nous entête ni de tes besoins factices, ni de tes
vertus chimériques. Regarde ces hommes ; vois comme ils sont droits,
sains et robustes. Regarde ces femmes ; vois comme elles sont droites,
saines, fraîches et belles. Prends cet arc, c'est le mien ; appelle à ton

aide un, deux, trois, quatre de tes camarades ; et tâchez de le tendre. Je
le tends moi seul. Je laboure la terre ; je grimpe la montagne ; je perce
la forêt ; je parcours une lieue de la plaine en moins d'une heure. Tes
jeunes compagnons ont eu peine à me suivre ; et j'ai quatre-vingt-dix
ans passés. Malheur à cette île ! malheur aux Tahitiens présents, et à
tous les Tahitiens à venir, du jour où tu nous as visités ! Nous ne
connaissions qu'une maladie ; celle à laquelle l'homme, l'animal et la
plante ont été condamnés, la vieillesse ; et tu nous en as apporté une
autre, tu as infecté notre sang. Il nous faudra peut-être exterminer de
nos propres mains nos filles, nos femmes, nos enfants ; ceux qui ont
approché tes femmes ; celles qui ont approché tes hommes. Nos
champs seront trempés du sang impur qui a passé de tes veines dans les
nôtres ; ou nos enfants, condamnés à nourrir et à perpétuer le mal que
tu as donné aux pères et aux mères, et qu'ils transmettront à jamais à
leurs descendants. Malheureux ! tu seras coupable, ou des ravages qui
suivront les funestes caresses des tiens, ou des meurtres que nous
commettrons pour en arrêter le poison. Tu parles de crimes ! as-tu l'idée
d'un plus grand crime que le tien ? Quel est chez toi le châtiment de
celui qui tue son voisin ? la mort par le fer. Quel est chez toi le
châtiment du lâche qui l'empoisonne ? la mort par le feu. Compare ton
forfait à ce dernier ; et dis-nous, empoisonneur de nations, le supplice
que tu mérites ? Il n'y a qu'un moment, la jeune Tahitienne
s'abandonnait avec transport aux embrassements du jeune Tahitien ;
elle attendait avec impatience que sa mère, autorisée par l'âge nubile,
relevât son voile, et mît sa gorge à nu. Elle était fière d'exciter les désirs,
et d'irriter les regards amoureux de l'inconnu, de ses parents, de son
frère ! elle acceptait sans frayeur et sans honte, en notre présence, au
milieu d'un cercle d'innocents Tahitiens, au son des flûtes, entre les
danses, les caresses de celui que son jeune coeur et la voix secrète de
ses sens lui désignaient. L'idée de crime et le péril de la maladie sont
entrés avec toi parmi nous. Nos jouissances, autrefois si douces, sont
accompagnées de remords et d'effroi. Cet homme noir, qui est près de
toi, qui m'écoute, a parlé à nos garçons ; je ne sais ce qu'il a dit à nos
filles ; mais nos garçons hésitent ; mais nos filles rougissent.
Enfonce-toi, si tu veux, dans la forêt obscure avec la compagne
perverse de tes plaisirs ; mais accorde aux bons et simples Tahitiens de
se reproduire sans honte, à la face du ciel et au grand jour. Quel

sentiment plus honnête et plus grand pourrais-tu mettre à la place de
celui que nous leur avons inspiré, et qui les anime ? Ils pensent que le
moment d'enrichir la nation et la famille d'un nouveau citoyen est venu,
et ils s'en glorifient. Ils mangent pour vivre et pour croître : ils croissent
pour multiplier, et ils n'y trouvent ni vice, ni honte. Écoute la suite de
tes forfaits. A peine t'es-tu montré parmi eux, qu'ils sont devenus
voleurs. À peine es-tu descendu dans notre terre, qu'elle a fumé de sang.
Ce Tahitien qui courut à ta rencontre, qui t'accueillit, qui te reçut en
criant : Talo ! ami, ami ; vous l'avez tué. Et pourquoi l'avez-vous tué ?
parce qu'il avait été séduit par l'éclat de tes petits oeufs de serpents. Il te
donnait ses fruits ; il t'offrait sa femme et sa fille ; il te cédait sa cabane :
et tu l'as tué pour une poignée de ces grains, qu'il avait pris sans te les
demander. Et ce peuple ? Au bruit de ton arme meurtrière, la terreur
s'est emparée de lui ; et il s'est enfui dans la montagne. Mais crois qu'il
n'aurait pas tardé
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