Supplement au Voyage de Bougainville | Page 4

Denis Diderot
Vous le saurez.
CHAPITRE II - LES ADIEUX DU VIEILLARD

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C'est un vieillard qui parle. Il était père d'une famille nombreuse. À
l'arrivée des Européens, il laissa tomber des regards de dédain sur eux,
sans marquer ni étonnement, ni frayeur, ni curiosité. Ils l'abordèrent ; il
leur tourna le dos et se retira dans sa cabane. Son silence et son souci
ne décelaient que trop sa pensée : il gémissait en lui-même sur les
beaux jours de son pays éclipsés. Au départ de Bougainville, lorsque
les habitants accouraient en foule sur le rivage, s'attachaient à ses
vêtements, serraient ses camarades entre leurs bras, et pleuraient, ce
vieillard s'avança d'un air sévère, et dit : « Pleurez malheureux
Tahitiens ! pleurez ; mais que ce soit de l'arrivée, et non du départ de
ces hommes ambitieux et méchants : un jour, vous les connaîtrez mieux.
Un jour, ils reviendront, le morceau de bois que vous voyez attaché à la
ceinture de celui-ci, dans une main, et le fer qui pend au côté de celui-là,
dans l'autre, vous enchaîner, vous égorger, ou vous assujettir à leurs
extravagances et à leurs vices ; un jour vous servirez sous eux, aussi
corrompus, aussi vils, aussi malheureux qu'eux. Mais je me console ; je
touche à la fin de ma carrière ; et la calamité que je vous annonce, je ne
la verrai point. O tahitiens ! mes amis ! vous auriez moyen d'échapper à
un funeste avenir ; mais j'aimerais mieux mourir que de vous en donner
le conseil. Qu'ils s'éloignent, et qu'ils vivent. »
Puis s'adressant à Bougainville, il ajouta :
« Et toi, chef des brigands qui t'obéissent, écarte promptement ton
vaisseau de notre rive : nous sommes innocents, nous sommes heureux ;
et tu ne peux que nuire à notre bonheur. Nous suivons le pur instinct de
la nature ; et tu as tenté d'effacer de nos âmes son caractère. Ici tout est
à tous ; et tu nous as prêché je ne sais quelle distinction du tien et du
mien. Nos filles et nos femmes nous sont communes ; tu as partagé ce
privilège avec nous ; et tu es venu allumer en elles des fureurs
inconnues. Elles sont devenues folles dans tes bras ; tu es devenu féroce
entre les leurs. Elles ont commencé à se haïr ; vous vous êtes égorgés
pour elles ; et elles nous sont revenues teintes de votre sang. Nous
sommes libres ; et voilà que tu as enfoui dans notre terre le titre de
notre futur esclavage. Tu n'es ni un dieu, ni un démon : qui es-tu donc,

pour faire des esclaves ? Orou ! toi qui entends la langue de ces
hommes-là, dis-nous à tous, comme tu me l'as dit à moi-même, ce qu'ils
ont écrit sur cette lame de métal : Ce pays est à nous. Ce pays est à toi !
et pourquoi ? parce que tu y as mis le pied ? Si un Tahitien débarquait
un jour sur vos côtes, et qu'il gravât sur une de vos pierres ou sur
l'écorce d'un de vos arbres : Ce pays est aux habitants de Tahiti, qu'en
penserais-tu ? Tu es le plus fort ! Et qu'est-ce que cela fait ? Lorsqu'on
t'a enlevé une des méprisables bagatelles dont ton bâtiment est rempli,
tu t'es récrié, tu t'es vengé ; et dans le même instant tu as projeté au
fond de ton coeur le vol de toute une contrée ! Tu n'es pas esclave : tu
souffrirais plutôt la mort que de l'être, et tu veux nous asservir ! Tu
crois donc que le Tahitien ne sait pas défendre sa liberté et mourir ?
Celui dont tu veux t'emparer comme de la brute, le Tahitien est ton
frère. Vous êtes deux enfants de la nature ; quel droit as-tu sur lui qu'il
n'ait pas sur toi ? Tu es venu ; nous sommes-nous jetés sur ta personne ?
-avons-nous pillé ton vaisseau ? t'avons-nous saisi et exposé aux
flèches de nos ennemis ? t'avons-nous associé dans nos champs au
travail de nos animaux ? Nous avons respecté notre image en toi. Laisse
nous nos moeurs ; elles sont plus sages et plus honnêtes que les tiennes ;
nous ne voulons point troquer ce que tu appelles notre ignorance,
contre tes inutiles lumières. Tout ce qui nous est nécessaire et bon, nous
le possédons. Sommes-nous dignes de mépris, parce que nous n'avons
pas su nous faire des besoins superflus ? Lorsque nous avons faim,
nous avons de quoi manger ; lorsque nous avons froid, nous avons de
quoi nous vêtir. Tu es entré dans nos cabanes, qu'y manque-t-il, à ton
avis ? Poursuis jusqu'où tu voudras ce que tu appelles commodités de la
vie ; mais permets à des êtres sensés de
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