Supplement au Voyage de Bougainville | Page 6

Denis Diderot
d'en descendre ; crois qu'en un instant, sans moi, vous
périssiez tous. Eh ! pourquoi les ai-je apaisés ? pourquoi les ai-je
contenus ? pourquoi les contiens-je encore dans ce moment ? Je
l'ignore ; car tu ne mérites aucun sentiment de pitié ; car tu as une âme
féroce qui ne l'éprouva jamais. Tu t'es promené, toi et les tiens, dans
notre île ; tu as été respecté ; tu as joui de tout ; tu n'as trouvé sur ton
chemin ni barrière, ni refus : on t'invitait, tu t'asseyais ; on étalait
devant toi l'abondance du pays. As-tu voulu de jeunes filles ? excepté
celles qui n'ont pas encore le privilège de montrer leur visage et leur
gorge, les mères t'ont présenté les autres toutes nues ; te voilà,
possesseur de la tendre victime du devoir hospitalier ; on a jonché, pour
elle et pour toi, la terre de feuilles et de fleurs ; les musiciens ont
accordé leurs instruments ; rien n'a troublé la douceur, ni gêné la liberté
de tes caresses et des siennes. On a chanté l'hymne, l'hymne qui
t'exhortait à être homme, qui exhortait notre enfant à être femme, et
femme complaisante et voluptueuse. On a dansé autour de votre
couche ; et c'est au sortir des bras de cette femme, après avoir éprouvé
sur son sein la plus douce ivresse, que tu as tué son frère, son ami, son
père, peut-être. Tu as fait pis encore ; regarde de ce côté ; vois cette
enceinte hérissée de flèches ; ces armes qui n'avaient menacé que nos
ennemis, vois-les tournées contre nos propres enfants : vois les
malheureuses compagnes de vos plaisirs ; vois leur tristesse ; vois la
douleur de leurs pères ; vois le désespoir de leurs mères : c'est là

qu'elles sont condamnées à périr ou par nos mains, ou par le mal que tu
leur as donné. Éloigne-toi, à moins que tes yeux cruels ne se plaisent à
des spectacles de mort : éloigne toi ; va, et puissent les mers coupables
qui t'ont épargné dans ton voyage, s'absoudre, et nous venger en
t'engloutissant avant ton retour ! Et vous, Tahitiens, rentrez dans vos
cabanes, rentrez tous ; et que ces indignes étrangers n'entendent à leur
départ que le flot qui mugit, et ne voient que l'écume dont sa fureur
blanchit une rive déserte ! » À peine eut-il achevé, que la foule des
habitants disparut : un vaste silence régna dans toute l'étendue de l'île ;
et l'on n'entendit que le sifflement aigu des vents et le bruit sourd des
eaux sur toute la longueur de la côte : on eût dit que l'air et la mer,
sensibles à la voix du vieillard, se disposaient à lui obéir.
B. Eh bien ! qu'en pensez-vous ?
A. Ce discours me paraît véhément ; mais à travers je ne sais quoi
d'abrupt et de sauvage, il me semble retrouver des idées et des
tournures européennes.
B. Pensez donc que c'est une traduction du tahitien en espagnol, et de
l'espagnol en français. Le vieillard s'était rendu, la nuit, chez cet Orou
qu'il a interpellé, et dans la case duquel l'usage de la langue espagnole
s'était conservé de temps immémorial. Orou avait écrit en espagnol la
harangue du vieillard ; et Bougainville en avait une copie à la main,
tandis que le Tahitien la prononçait.
A. Je ne vois que trop à présent pourquoi Bougainville a supprimé ce
fragment ; mais ce n'est pas là tout ; et ma curiosité pour le reste n'est
pas légère.
B. Ce qui suit, peut-être, vous intéressera moins.
A. N'importe.
B. C'est un entretien de l'aumônier de l'équipage avec un habitant de
l'île.
A. Orou ?

B. Lui-même. Lorsque le vaisseau de Bougainville approcha de Tahiti,
un nombre infini d'arbres creusés furent lancés sur les eaux ; en un
instant son bâtiment en fut environné ; de quelque côté qu'il tournât ses
regards, il voyait des démonstrations de surprise et de bienveillance. On
lui jetait des provisions ; on lui tendait les bras ; on s'attachait à des
cordes ; on gravissait contre les planches ; on avait rempli sa chaloupe ;
on criait vers le rivage, d'où les cris étaient répondus ; les habitants de
l'île accouraient ; les voilà tous à terre : on s'empare des hommes de
l'équipage ; on se les partage ; chacun conduit le sien dans sa cabane :
les hommes les tenaient embrassés par le milieu du corps ; les femmes
leur flattaient les joues de leurs mains. Placez-vous là ; soyez témoin,
par pensée, de ce spectacle d'hospitalité ; et dites-moi comment vous
trouvez l'espèce humaine.
A. Très belle.
B. Mais j'oublierais peut-être de vous parler d'un événement assez
singulier. Cette scène de bienveillance et d'humanité fut troublée tout à
coup
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