Supplement au Voyage de Bougainville | Page 3

Denis Diderot
peine qu'il s'est donnée pour les aller
voir au loin ?
A. Et des sauvages, qu'en pense-t-il ?
B. C'est, à ce qu'il paraît, de la défense journalière contre les bêtes
féroces, qu'il tient le caractère cruel qu'on lui remarque quelquefois. Il
est innocent et doux, partout où rien ne trouble son repos et sa sécurité.
Toute guerre naît d'une prétention commune à la même propriété.
L'homme civilisé a une prétention commune, avec l'homme civilisé, à
la possession d'un champ dont ils occupent les deux extrémités ; et ce
champ devient un sujet de dispute entre eux.
A. Et le tigre a une prétention commune, avec l'homme sauvage, à la
possession d'une forêt ; et c'est la première des prétentions, et la cause
de la plus ancienne des guerres... Avez-vous vu le Tahitien que
Bougainville avait pris sur son bord, et transporté dans ce pays-ci ?
B. Je l'ai vu ; il s'appelait Aotourou. À la première terre qu'il aperçut, il
la prit pour la patrie du voyageur ; soit qu'on lui en eût imposé sur la
longueur du voyage ; soit que, trompé naturellement par le peu de

distance apparente des bords de la mer qu'il habitait, à l'endroit où le
ciel semble confiner avec l'horizon, il ignorât la véritable étendue de la
terre. L'usage commun des femmes était si bien établi dans son esprit,
qu'il se jeta sur la première Européenne qui vint à sa rencontre, et qu'il
se disposait très sérieusement à lui faire la politesse de Tahiti. Il
s'ennuyait parmi nous. L'alphabet tahitien n'ayant ni b, ni c, ni d, ni f, ni
g, ni q, ni x, ni y, ni z, il ne put jamais apprendre à parler notre langue,
qui offrait à ses organes inflexibles trop d'articulations étrangères et de
sons nouveaux. Il ne cessait de soupirer après son pays, et je n'en suis
pas étonné. Le voyage de Bougainville est le seul qui m'ait donné du
goût pour une autre contrée que la mienne ; jusqu'à cette lecture, j'avais
pensé qu'on n'était nulle part aussi bien que chez soi ; résultat que je
croyais le même pour chaque habitant de la terre ; effet naturel de
l'attrait du sol ; attrait qui tient aux commodités dont on jouit, et qu'on
n'a pas la même certitude de retrouver ailleurs.
A. Quoi ! vous ne croyez pas l'habitant de Paris aussi convaincu qu'il
croisse des épis dans la campagne de Rome que dans les champs de la
Beauce ?
B. Ma foi, non. Bougainville a renvoyé Aotourou, après avoir pourvu
aux frais et à la sûreté de son retour.
A. Ô Aotourou ! que tu seras content de revoir ton père, ta mère, tes
frères, tes soeurs, tes compatriotes, que leur diras-tu de nous ?
B. Peu de choses, et qu'ils ne croiront pas.
A. Pourquoi peu de choses ?
B. Parce qu'il en a peu conçues, et qu'il ne trouvera dans sa langue
aucun terme correspondant à celles dont il a quelques idées.
A. Et pourquoi ne le croiront-ils pas ?
B. Parce qu'en comparant leurs moeurs aux nôtres, ils aimeront mieux
prendre Aotourou pour un menteur, que de nous croire si fous.

A. En vérité ?
B. Je n'en doute pas : la vie sauvage est si simple, et nos sociétés sont
des machines si compliquées ! Le Tahitien touche à l'origine du monde,
et l'Européen touche à sa vieillesse. L'intervalle qui le sépare de nous
est plus grand que la distance de l'enfant qui naît à l'homme décrépit. Il
n'entend rien à nos usages, à nos lois, ou il n'y voit que des entraves
déguisées sous cent formes diverses, entraves qui ne peuvent qu'exciter
l'indignation et le mépris d'un être en qui le sentiment de la liberté est le
plus profond des sentiments.
A. Est-ce que vous donneriez dans la fable de Tahiti ?
B. Ce n'est point une fable ; et vous n'auriez aucun doute sur la sincérité
de Bougainville, si vous connaissiez le supplément de son Voyage.
A. Et où trouve-t-on ce supplément ?
B. Là, sur cette table.
A. Est-ce que vous ne me le confierez pas ?
B. Non ; mais nous pourrons le parcourir ensemble, si vous voulez.
A. Assurément, je le veux. Voilà le brouillard qui retombe, et l'azur du
ciel qui commence à paraître. Il semble que mon lot soit d'avoir tort
avec vous jusque dans les moindres choses ; il faut que je sois bien bon
pour vous pardonner une supériorité aussi continue !
B. Tenez, tenez, lisez : passez ce préambule qui ne signifie rien, et allez
droit aux adieux que fit un des chefs de l'île à nos voyageurs. Cela vous
donnera quelque notion de l'éloquence de ces gens-là.
A. Comment Bougainville a-t-il compris ces adieux prononcés dans
une langue qu'il ignorait ?
B.
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