Supplement au Voyage de Bougainville | Page 2

Denis Diderot
de ses extrémités à celle d'où le navigateur
s'est embarqué.
A. Il a beaucoup souffert ?
B. Tout navigateur s'expose, et consent de s'exposer aux périls de l'air,
du feu, de la terre et de l'eau : mais qu'après avoir erré des mois entiers
entre la mer et le ciel, entre la mort et la vie ; après avoir été battu des
tempêtes, menacé de périr par naufrage, par maladie, par disette d'eau
et de pain, un infortuné vienne, son bâtiment fracassé, tomber, expirant
de fatigue et de misère, aux pieds d'un monstre d'airain qui lui refuse ou
lui fait attendre impitoyablement les secours les plus urgents, c'est une
dureté !...

A. Un crime digne de châtiment.
B. Une de ces calamités sur lesquelles le voyageur n'a pas compté.
A. Et n'a pas dû compter. Je croyais que les puissances européennes
n'envoyaient pour commandants dans leurs possessions d'outre-mer,
que des âmes honnêtes, des hommes bienfaisants, des sujets remplis
d'humanité, et capables de compatir...
B. C'est bien là ce qui les soucie !
A. Il y a des choses singulières dans ce voyage de Bougainville.
B. Beaucoup.
A. N'assure-t-il pas que les animaux sauvages s'approchent de l'homme,
et que les oiseaux viennent se poser sur lui, lorsqu'ils ignorent le péril
de cette familiarité ?
B. D'autres l'avaient dit avant lui.
A. Comment explique-t-il le séjour de certains animaux dans des îles
séparées de tout continent par des intervalles de mer effrayants ? Qui
est-ce qui a porté là le loup, le renard, le chien, le cerf, le serpent ?
B. Il n'explique rien ; il atteste le fait.
A. Et vous, comment l'expliquez-vous ?
B. Qui sait l'histoire primitive de notre globe ? Combien d'espaces de
terre, maintenant isolés, étaient autrefois continus ? Le seul phénomène
sur lequel on pourrait former quelque conjecture, c'est la direction de la
masse des eaux qui les a séparés.
A. Comment cela ?
B. Par la forme générale des arrachements. Quelque jour nous nous
amuserons de cette recherche, si cela nous convient. Pour ce moment,
voyez-vous cette île qu'on appelle des Lanciers ? À l'inspection du lieu

qu'elle occupe sur le globe, il n'est personne qui ne se demande qui
est-ce qui a placé là des hommes ? quelle communication les liait
autrefois avec le reste de leur espèce ? que deviennent-ils en se
multipliant sur un espace qui n'a pas plus d'une lieue de diamètre ?
A. Ils s'exterminent et se mangent ; et de là peut-être une première
époque très ancienne et très naturelle de l'anthropophagie, insulaire
d'origine.
B. Ou la multiplication y est limitée par quelque loi superstitieuse ;
l'enfant y est écrasé dans le sein de sa mère foulée sous les pieds d'une
prêtresse.
A. Ou l'homme égorgé expire sous le couteau d'un prêtre ; ou l'on a
recours à la castration des mâles...
B. A l'infibulation des femelles ; et de là tant d'usages d'une cruauté
nécessaire et bizarre, dont la cause s'est perdue dans la nuit des temps,
et met les philosophes à la torture. Une observation assez constante,
c'est que les institutions surnaturelles et divines se fortifient et
s'éternisent, en se transformant, à la longue, en lois civiles et nationales ;
et que les institutions civiles et nationales se consacrent, et dégénèrent
en préceptes surnaturels et divins.
A. C'est une des palingénésies les plus funestes.
B. Un brin de plus qu'on ajoute au lien dont on nous serre.
A. N'était-il pas au Paraguay au moment même de l'expulsion des
jésuites ?
B. Oui.
A. Qu'en dit-il ?
B. Moins qu'il n'en pourrait dire ; mais assez pour nous apprendre que
ces cruels Spartiates en jaquette noire en usaient avec leurs esclaves
indiens, comme les Lacédémoniens avec les ilotes ; les avaient

condamnés à un travail assidu ; s'abreuvaient de leurs sueurs, ne leur
avaient laissé aucun droit de propriété ; les tenaient sous l'abrutissement
de la superstition ; en exigeaient une vénération profonde ; marchaient
au milieu d'eux, un fouet à la main, et en frappaient indistinctement tout
âge et tout sexe. Un siècle de plus, et leur expulsion devenait
impossible, ou le motif d'une longue guerre entre ces moines et le
souverain, dont ils avaient secoué peu à peu l'autorité.
A. Et ces Patagons, dont le docteur Maty et l'académicien La
Condamine ont tant fait de bruit ?
B. Ce sont de bonnes gens qui viennent à vous, et qui vous embrassent
en criant Chaoua ; forts, vigoureux, toutefois n'excédant pas la hauteur
de cinq pieds cinq à six pouces ; n'ayant d'énorme que leur corpulence,
la grosseur de leur tête, et l'épaisseur de leurs membres. Né avec le goût
du merveilleux, qui exagère tout autour de lui, comment l'homme
laisserait-il une juste proportion aux objets, lorsqu'il a, pour ainsi dire, à
justifier le chemin qu'il a fait, et la
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