chères et secrètes folies. S'ils la
détruisent, que me restera- t-il en ce monde ténébreux? Cette
protubérance toute divine me donna toujours d'ineffables consolations.
Elle est comme un petit dôme sous lequel va se blottir mon âme pour se
contempler et se connaître, s'il se peut, pour gémir et pour prier, pour
s'éblouir intérieurement avec des tableaux purs comme ceux de
Raphaël au nom d'ange, colorés comme ceux de Rubens au nom
rougissant (miraculeuse rencontre!). C'était là que mon âme apaisée
trouvait mille poétiques illusions dont je traçais de mon mieux le
souvenir sur du papier, et voilà que cet asile est encore attaqué par ces
infernales et invisibles puissances! Redoutables enfants du chagrin, que
vous ai-je fait?--Laissez-moi, démons glacés et agiles, qui courez sur
chacun de mes nerfs en le refroidissant et glissez sur cette corde comme
d'habiles danseurs! Ah! mon ami, si vous pouviez voir sur ma tête ces
impitoyables Farfadets, vous concevriez à peine qu'il me soit possible
de supporter la vie. Tenez, les voilà tous à présent réunis, amoncelés,
accumulés sur la bosse de l'Espérance. Qu'il y a longtemps qu'ils
travaillent et labourent cette montagne, jetant au vent ce qu'ils en
arrachent! Hélas! mon ami, ils en ont fait une vallée si creuse, que vous
y logeriez la main tout entière."
En prononçant ces dernières paroles, Stello baissa la tête et la mit dans
ses deux mains. Il se tut, et soupira profondément.
Le Docteur demeura aussi froid que peut l'être la statue du Czar, en
hiver, à Saint-Pétersbourg, et dit:
"Vous avez les Diables-bleus, maladie qui s'appelle en anglais
Blue-devils."
CHAPITRE III
CONSÉQUENCES DES DIABLES-BLEUS
Stello reprit d'une voix basse:
"Il s'agit de me donner de graves conseils, ô le plus froid des docteurs!
Je vous consulte comme j'aurais consulté ma tête hier soir, quand je
l'avais encore; mais, puisqu'elle n'est plus à ma disposition, il ne me
reste rien qui me garantisse des mouvements violents de mon coeur; je
le sens affligé, blessé, et tout prêt, par désespoir, à se dévouer pour une
opinion politique et à me dicter des écrits dans l'intérêt d'une sublime
forme de gouvernement que je vous détaillerai...
--Dieu du ciel et de la terre! s'écria le Docteur-Noir en se levant tout à
coup, voyez jusqu'à quel degré d'extravagance les Diables-bleus et le
désespoir peuvent entraîner un Poète!"
Puis il se rassit; il remit sa canne entre ses jambes avec une fort grande
gravité, et s'en servit pour suivre les lignes du parquet, comme s'il eût
géométriquement mesuré ses carrés et ses losanges. Il n'y pensait pas le
moins du monde, mais il attendait que Stello prît la parole. Après cinq
minutes d'attente, il s'aperçut que son malade était tombé dans une
distraction complète, et il l'en tira en lui disant ceci:
"Je veux vous conter..."
Stello sauta vivement sur son canapé.
"Votre voix m'a fait peur, dit-il; je me croyais seul.
--Je veux vous conter, poursuivit le Docteur, trois petites anecdotes qui
vous seront d'excellents remèdes contre la tentation bizarre qui vous
vient de dévouer vos écrits aux fantaisies d'un parti.
--Hélas! hélas! soupira Stello, que gagnerons-nous à comprimer ce
beau mouvement de mon coeur?
--Il vous y enfoncera plus avant, dit le Docteur.
--Il ne peut que m'en tirer, reprit Stello, car je crains fortement que le
mépris ne m'étouffe un matin.
--Méprisez, mais n'étouffez pas, reprit l'impassible Docteur; s'il est vrai
que l'on guérisse par les semblables, comme les poisons par les poisons
mêmes, je vous guérirai en rendant plus complet le mal qui vous tient.
Écoutez-moi.
--Un moment! s'écria Stello; faisons nos conditions sur la question que
vous allez traiter et la forme que vous comptez prendre.
"Je vous déclare d'abord que je suis las d'entendre parler de la guerre
éternelle que se font la Propriété et la Capacité; l'une, pareille au dieu
Terme et les jambes dans sa gaine, ne pouvant bouger, regardant en
pitié l'autre, qui porte des ailes à la tête et aux pieds, et voltige autour
d'elle au bout d'un fil, souffletant sans cesse sa froide et orgueilleuse
ennemie. Quel philosophe me dira jamais laquelle des deux est la plus
insolente? Pour moi, je jurerais que la plus bête est la première, et la
plus sotte la seconde. --Voyez donc comme notre monde social a bonne
grâce à se balancer si mollement entre deux péchés mortels: l'Orgueil,
père de toutes les Démocraties possibles!
"Ne m'en parlez donc pas, s'il vous plaît; et quant à la Forme, ah!
Seigneur, faites que je ne la sente pas, s'il vous est possible, car je suis
bien las des airs qu'elle se donne. Pour l'amour de Dieu, prenez donc
une forme futile, et contez-moi (si vos contes sont votre remède
universel), contez-moi quelque histoire bien douce, bien paisible, qui
ne soit ni chaude ni froide: quelque chose
Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.