Spiridion | Page 5

George Sand
et du haut de la tour me briser sur le pavé.
Le père Alexis s'élança vers moi avec la force et l'agilité d'un chat. Il
me saisit, et me soutenant dans ses bras:
«Qu'avez-vous donc? me dit-il d'un ton brusque, mais plein de
sollicitude. Êtes-vous malade, êtes-vous désespéré, êtes-vous fou?»
Je balbutiai quelques paroles, et, cachant ma tête dans sa poitrine, je
fondis en larmes. Il m'emporta alors comme si j'eusse été un enfant au
berceau, et, entrant dans sa cellule, il me déposa sur son fauteuil, frotta
mes tempes d'une liqueur spiritueuse et en humecta mes narines et mes
lèvres froides. Puis, voyant que je reprenais mes esprits, il m'interrogea
avec douceur. Alors je lui ouvris mon âme tout entière: je lui racontai
les angoisses auxquelles on m'abandonnait, jusqu'à me refuser le
secours de la confession. Je protestai de mon innocence, de mes bonnes
intentions, de ma patience, et je me plaignis amèrement de n'avoir pas
un seul ami pour me consoler et me fortifier dans cette épreuve
au-dessus de mes forces.
Il m'écouta d'abord avec un reste de crainte et de méfiance; puis son
front austère s'éclaircit peu à peu; et, comme j'achevais le récit de mes
peines, je vis de grosses larmes ruisseler sur ses joues creuses.
--Pauvre enfant, me dit-il, voilà bien ce qu'ils m'ont fait souffrir,
victime de l'ignorance et de l'imposture!»
A ces paroles, je crus reconnaître la voix que j'avais entendue dans la
sacristie; et, cessant de m'en inquiéter, je ne songeai point à lui
demander l'explication de cette aventure; seulement je fus frappé du

sens de cette exclamation; et, voyant qu'il demeurait comme plongé en
lui-même, je le suppliai de me faire entendre encore sa voix amie, si
douce à mon oreille, si chère à mon coeur au milieu de ma détresse.
«Jeune homme, me dit-il, avez-vous compris ce que vous faisiez quand
vous êtes entré dans un cloître? Vous êtes-vous bien dit que c'était
enfermer votre jeunesse dans la nuit du tombeau et vous résoudre à
vivre dans les bras de la mort?
--O mon père, lui dis-je, je l'ai compris, je l'ai résolu, je l'ai voulu, et je
le veux encore; mais c'était à la vie du siècle, à la vie du monde, à la vie
de la chair que je consentais à mourir.
--Ah! tu as cru, enfant, qu'on te laisserait celle de l'âme! tu t'es livré à
des moines, et tu as pu le croire!
--J'ai voulu donner la vie à mon âme, j'ai voulu élever et purifier mon
esprit, afin de vivre de Dieu, dans l'esprit de Dieu; mais voilà que, au
lieu de m'accueillir et de m'aider, on m'arrache violemment du sein de
mon père, et on me livre aux ténèbres du doute et du désespoir...
--_«Gustans gustavi paululum mellis, et ecce morior!»_ dit le moine
d'un air sombre en s'asseyant sur son grabat; et, croisant ses bras
maigres sur sa poitrine, il tomba dans la méditation.
Puis se levant et marchant dans sa cellule avec activité:
«Comment vous nomme-t-on? me dit-il.
--Frère Angel, pour servir Dieu et vous honorer», répondis-je. Mais il
n'écouta pas ma réponse, et après un instant de silence:
«Vous vous êtes trompé, me dit-il; si vous voulez être moine, si vous
voulez habiter le cloître, il faut changer toutes vos idées; autrement
_vous mourrez_!
--Dois-je donc mourir en effet pour avoir mangé le miel de la grâce,
pour avoir cru, pour avoir espéré, pour avoir dit: «Seigneur,
aimez-moi!»
--Oui, pour cela _tu mourras_! répondit-il d'une voix forte en
promenant autour de lui des regards farouches; puis il retomba encore
dans sa rêverie, et ne fit plus attention à moi. Je commençais à me
trouver mal à l'aise auprès de lui; ses paroles entrecoupées, son aspect
rude et chagrin, ses éclairs de sensibilité suivis aussitôt d'une profonde
indifférence, tout en lui avait un caractère d'aliénation. Tout d'un coup
il renouvela sa question, et me dit d'un ton presque impérieux:
«--Votre nom?

«--Angel, répondis-je avec douceur.
«--Angel! s'écria-t-il en me regardant d'un air inspiré. Il m'a été dit:
«Vers la fin de tes jours un ange te sera envoyé, et tu le reconnaîtras à
la flèche qui lui traversera le coeur. Il viendra te trouver, et il te dira:
Retire-moi cette flèche qui me donne la mort... Et si tu lui retires cette
flèche, aussitôt celle qui te traverse tombera, ta plaie sera fermée, et tu
vivras».
«--Mon père, lui dis-je, je ne connais point ce texte, je ne l'ai rencontré
nulle part.
«--C'est que tu connais peu de choses, me répondit-il en posant
amicalement sa main sur ma tête; c'est que tu n'as point encore
rencontré la main qui doit guérir ta blessure; moi je comprends la
parole de l'_Esprit_, et je te connais. Tu es celui qui devait venir vers
moi; je te
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