Spiridion | Page 4

George Sand
sévère.
Peut-être, pensai-je, si j'allais lui confier mes tourments, il me donnerait
un bon conseil; peut-être lui qui passe sa vie tout seul, si tristement,
serait touché de voir pour la première fois un novice venir à lui et lui
demander son assistance. Les malheureux se cherchent et se
comprennent. Peut-être est-il malheureux, lui aussi; peut-être
sympathisera-t-il avec mes douleurs. Je me levai, et, avant de l'aller
trouver, je passai au réfectoire. Un frère convers coupait du pain; je lui
en demandai, et il m'en jeta un morceau comme il eût fait à un animal
importun. J'eusse mieux aimé des injures que cette muette et brutale
pitié. On me trouvait indigne d'entendre le son de la voix humaine, et
on me jetait ma nourriture par terre, comme si, dans mon abjection,
j'eusse été réduit à ramper avec les bêtes.
Quand j'eus mangé ce pain amer et trempé de mes pleurs, je me rendis
à la cellule du père Alexis. Elle était située, loin de toutes les autres,
dans la partie la plus élevée du bâtiment, à côté du cabinet de physique.
On y arrivait par un étroit balcon, suspendu à l'extérieur du dôme. Je
frappai, on ne me répondit pas; j'entrai. Je trouvai le père Alexis
endormi sur son fauteuil, un livre à la main. Sa figure, sombre et
pensive jusque dans le sommeil, faillit m'ôter ma résolution. C'était un
vieillard de taille moyenne, robuste, large des épaules, voûté par l'étude
plus que par les années. Son crâne chauve était encore garni par
derrière de cheveux noirs crépus. Ses traits énergiques ne manquaient

cependant pas de finesse. Il y avait sur cette face flétrie un mélange
inexprimable de décrépitude et de force virile. Je passai derrière son
fauteuil sans faire aucun bruit, dans la crainte de le mal disposer en
l'éveillant brusquement; mais, malgré mes précautions extrêmes, il
s'aperçut de ma présence; et, sans soulever sa tête appesantie, sans
ouvrir ses yeux caves, sans témoigner ni humeur ni surprise, il me dit:
«_Je t'entends_.
--Père Alexis... lui dis-je d'une voix timide.
--Pourquoi m'appelles-tu père? reprit-il sans changer de ton ni d'attitude;
tu n'as pas coutume de m'appeler ainsi. Je ne suis pas ton père, mais
bien plutôt ton fils, quoique je sois flétri par l'âge, tandis que toi, tu
restes éternellement jeune, éternellement beau!»
Ce discours étrange troublait toutes mes idées. Je gardai le silence. Le
moine reprit:
«Eh bien! parle, je l'écoute. Tu sais bien que je t'aime comme l'enfant
de mes entrailles, comme le père qui m'a engendré, comme le soleil qui
m'éclaire, comme l'air que je respire, et plus que tout cela encore.
--O père Alexis, lui dis-je, étonné et attendri d'entendre des paroles si
douces sortir de cette bouche rigide, ce n'est pas à moi, misérable
enfant, que s'adressent des sentiments si tendres. Je ne suis pas digne
d'une telle affection, et je n'ai le bonheur de l'inspirer à personne; mais,
puisque je vous surprends au milieu d'un heureux songe, puisque le
souvenir d'un ami égaie votre coeur, bon père Alexis, que votre réveil
me soit favorable, que votre regard tombe sur moi sans colère, et que
votre main ne repousse pas ma tête humiliée, couverte des cendres de la
douleur et de l'expiation.»
En parlant ainsi, je pliai les genoux devant lui, et j'attendis qu'il jetât les
yeux sur moi. Mais à peine m'eut-il vu qu'il se leva comme saisi de
fureur et d'épouvante en même temps. L'éclair de la colère brillait dans
ses yeux, une sueur froide ruisselait sur ses tempes dévastées.
«Qui êtes-vous? s'écria-t-il. Que me voulez-vous? Que venez-vous faire
ici? Je ne vous connais pas!»
J'essayai vainement de le rassurer par mon humble posture, par mes
regards suppliants.
--Vous êtes un novice, me dit-il, je n'ai point affaire avec les novices. Je
ne suis pas un directeur de consciences, ni un dispensateur de grâces et
de faveurs. Pourquoi venez-vous m'espionner pendant mon sommeil?

Vous ne surprendrez pas le secret de mes pensées. Retournez vers ceux
qui vous envoient, dites-leur que je n'ai pas longtemps à vivre, et que je
demande qu'on me laisse tranquille. Sortez, sortez; j'ai à travailler.
Pourquoi violez-vous la consigne qui défend d'approcher de mon
laboratoire? Vous exposez votre vie et la mienne: allez-vous en!»
J'obéis tristement, et je me retirais à pas lents, découragé, brisé de
douleur, le long de la galerie extérieure par laquelle j'étais venu. Il
m'avait suivi jusqu'en dehors, comme pour s'assurer que je m'éloignais.
Lorsque j'eus atteint l'escalier, je me retournai, et je le vis debout, l'oeil
toujours enflammé de colère, les lèvres contractées par la méfiance.
D'un geste impérieux il m'ordonna de m'éloigner. J'essayai d'obéir: je
n'avais plus la force de marcher, je n'avais plus celle de vivre. Je perdis
l'équilibre, je roulai quelques marches, je faillis être entraîné dans ma
chute par-dessus la rampe,
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 102
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.