Spiridion | Page 3

George Sand
passa
devant moi comme un éclair. Ce mouvement fut si rapide que je n'eus
pas le temps d'éviter ce que je prenais pour un corps, et ma frayeur fut
si grande que je faillis m'évanouir une seconde fois. Mais je ne sentis
rien, et, comme si j'eusse été traversé par cette ombre, je la vis
disparaître à ma gauche.
Je m'élançai vers la fenêtre, je poussai le volet avec, précipitation; je
jetai les yeux dans la sacristie, j'y étais absolument seul; je les promenai
sur tout le jardin, il était désert, et le vent du midi courait sur les fleurs.
Je pris courage: j'explorai tous les coins de la salle, je regardai derrière
le prie-Pieu, qui était fort grand; je secouai tous les vêtements
sacerdotaux suspendus aux murailles; je trouvai toutes choses dans leur
état naturel, et rien ne put m'expliquer ce qui s'était passé. La vue de
tout le sang que j'avais perdu me porta à croire que mon cerveau,
affaibli par cette hémorragie, avait été en proie à une hallucination. Je
me retirai dans ma cellule, et j'y demeurai enfermé jusqu'au lendemain.

Je passai ce jour et cette nuit dans les larmes. L'inanition, la perte de
sang, les vaines terreurs dela sacristie, avaient brisé tout mon être. Nul
ne vint me secourir ou me consoler; nul ne s'enqit de ce que j'éta
devenu. Je vis de ma fenêtre la troupe des novices se répandre dans le
jardin. Les grands chiens qui gardaient la maison vinrent gaiement à
leur rencontre, et reçurent d'eux mille caresses. Mon coeur sa serra et se
brisa à la vue de ces animaux, mieux traités cent fois, et cent fois plus
heureux que moi.
J'avais trop de foi en ma vocation pour concevoir aucune idée de
révolte ou de fuite. J'acceptai en somme ces humiliations, ces injustices
et ce délaissement, comme une épreuve envoyée par le ciel et comme
une occasion de mériter. Je priai, je m'humiliai, je frappai ma poitrine,
je recommandai ma cause à la justice de Dieu, à la protection de tous
les saints, et vers le matin je finis par goûter un doux repos. Je fus
éveillé en sursaut par un rêve. Le père Alexis m'était apparu, et, me
secouant rudement, il m'avait répété à peu près les paroles qu'un être
mystérieux m'avait dites de la sacristie:
«Relève-toi, victime de l'ignorance et de l'imposture.»
Quel rapport le père Alexis pouvait-il avoir avec cette réminiscence? Je
n'en trouvai aucun, sinon que la vision de la sacristie m'avait beaucoup
occupé au moment où je m'étais endormi, et qu'à ce moment même
j'avais vu de mon grabat le père Alexis rentrer du jardin dans le couvent,
vers le coucher de la lune, une heure environ avant le jour.
Cette matinale promenade du père Alexis ne m'avait pourtant pas
frappé comme un fait extraordinaire. Le père Alexis était le plus savant
de nos moines: il était grand astronome, et il avait la garde des
instruments de physique et de géométrie, dont l'observatoire du couvent
était assez bien fourni. Il passait une partie des nuits à faire ses
expériences et à contempler les astres; il allait et vouait à toute heure,
sans être astreint à celles des offices, et il était dispensé de descendre à
l'église pour matines et laudes. Mais mon rêve le ramenant à ma pensée,
je me mis à songer que c'était un homme bizarre, toujours préoccupé,
souvent inintelligible dans ses paroles, errant sans cesse dans le
couvent connue une âme en peine; qu'en un mot ce pouvait bien être lui
qui, la veille, appuyé contre la fenêtre de la sacristie, avait murmuré
une formule d'invocation, et fait passer son ombre sur le mur, par
hasard, sans se douter de mes terreurs. Je résolus de le lui demander, et

eu réfléchissant à la manière dont il accueillerait mes questions, je
m'enhardis à saisir ce prétexte pour faire connaissance avec lui. Je me
rappelai que ce sombre vieillard était le seul dont je n'eusse reçu aucune
insulte muette ou verbale, qu'il ne s'était jamais détourné de moi avec
horreur, et qu'il paraissait absolument étranger à toutes les résolutions
qui se prenaient dans la communauté. Il est vrai qu'il ne m'avait jamais
dit une parole amie, que son regard n'avait jamais rencontré le mien, et
qu'il ne paraissait pas seulement se souvenir de mon nom; mais il
n'accordait pas plus d'attention aux autres novices. Il vivait dans un
monde à part, absorbé dans ses spéculations scientifiques. On ne savait
s'il était pieux ou indifférent à la religion; il ne parlait jamais que du
monde extérieur et visible, et ne paraissait pas se soucier beaucoup de
l'autre. Personne n'en disait de mal, personne n'en disait de bien; et
quand les novices se permettaient quelque remarque ou quelque
question sur lui, les moines leur imposaient silence d'un ton
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