Le
patient souffrit moins que moi: on eut beau me dire que c'était un
exécrable scélérat, je ne vis en lui qu'un homme qu'on assassinait, et
que des assassins dans les hommes qui le tuaient. Effroyable
impression! l'échafaud sur lequel il monta soutenu par un prêtre, la
croix sur laquelle on l'étendit, la barre dont on lui brisa les os, la roue
autour de laquelle on plia ses membres rompus; je vois encore tout cela,
et ce n'est pas sans frissonner. De là cette irritabilité nerveuse qui, après
plus de soixante ans, n'est pas encore calmée en moi; de là aussi mon
horreur pour la peine de mort qui, pour la plupart des cas où on
l'applique, me paraît un acte d'atroce puérilité.
Un autre objet moins terrible en lui-même, et dont le souvenir
m'épouvante moins aujourd'hui, me causait aussi dans ce temps-là une
grande terreur: c'était la ridicule représentation d'un personnage dit le
Suisse de la rue aux Ours, que des polissons promenaient dans les rues
à une certaine époque de l'année. Ce mannequin gigantesque, car il
atteignait presque à la fenêtre de l'appartement que nous occupions au
premier, tenait en sa main le couteau avec lequel il avait répandu le
sang d'une bonne vierge de plâtre qu'on voyait alors sous grille, au lieu
où le sacrilége avait été commis. Il me paraissait bien plus coupable
que l'assassin dont j'ai parlé plus haut; j'entendais dire, sans trop de
pitié, qu'il avait été brûlé vif; et pourquoi m'était-il odieux? parce qu'il
me faisait peur.
Ce sentiment est celui qui, dans mon enfance, a exercé sur moi la plus
grande influence. Je me rappelle qu'alors je saluais avec un égal
empressement les soldats et les prêtres: l'uniforme et la soutane me
faisaient trembler.
J'avais alors quatre ans. Mes souvenirs remontent plus haut encore. Je
me rappelle assez nettement certains faits qui se rapportent au temps où
j'étais en nourrice, d'où je ne fus retiré, à la vérité, qu'à l'âge de trois ans.
On pense bien qu'on n'avait pas attendu l'époque de mon rappel pour
me sevrer. Comme le paysan à qui l'on m'avait confié était vigneron,
quoiqu'il habitât en Normandie, et qu'il y avait toujours dans son cellier
un tonneau en perce, je ne cessai pas de téter après le sevrage, et j'allais
prendre au robinet ce que le sein ne me fournissait plus. Boire ainsi me
plaisait assez; mais ce qui me plaisait davantage, c'était de boire dans la
belle tasse d'argent dont mon Silène se servait pour déguster et faire
déguster son vin; rarement, toutefois, je buvais la tasse entière, si petite
qu'elle fût. Plus curieux et plus dévot que gourmand, je la renversais
presque toujours pour admirer et pour baiser un saint Nicolas qui était
gravé à son revers, et que je prenais pour le bon Dieu; à trois ans, j'étais
aussi avancé qu'un Russe l'est à trente.
Mon père ayant transporté son domicile à Versailles en 1771, j'étudiai
là les premiers élémens du latin, chez un maître de pension presque
octogénaire. Ce bon homme, qui avait passé sous Louis XIV les
premières années de sa jeunesse, nous entretenait si souvent du grand
roi, dont tout au reste me parlait à Versailles, à commencer par
Versailles lui-même, qu'il me semble avoir vécu sous son règne.
J'ai souvent vu Louis XV; il passait plusieurs fois par semaine, pour
aller chasser, par la rue Satori, où j'étais en pension. On ne manquait
pas alors de nous mettre en ligne devant la porte, et nous de crier: Vive
le roi! C'était peine perdue: le bon prince ne faisait pas plus attention à
nos voeux qu'aux doléances qui depuis cinquante ans lui étaient
adressées de tous les points de la France, qu'aux aboiemens des chiens
qu'il rencontrait sur sa route; nos voeux d'enfans ne l'empêchèrent pas
de mourir avant l'âge que lui promettait sa forte constitution.
Louis XV avait la figure noble et calme; mais des sourcils épais lui
donnaient un caractère de dureté. Quoiqu'il se tînt très-droit, et qu'il
portât la tête haute, il me paraissait bien vieux; il n'avait pourtant que
soixante et trois ans quand il mourut; mais je n'en avais que huit.
L'inquiétude que causait la maladie du roi dans une ville entièrement
peuplée de ses domestiques me frappa vivement; et, comme je n'avais
pas assez de pénétration pour démêler dans les démonstrations de ce
sentiment, provoqué chez les vieux courtisans par la crainte de perdre
ce qu'ils tenaient du vieux roi, celles qui, chez les jeunes, provenaient
de la crainte de ne pas se saisir assez tôt des faveurs d'un nouveau règne,
je croyais le Bien-Aimé bien réellement aimé. Quel fut mon étonnement,
quand je vis l'indifférence qui se manifesta à ses obsèques! Cette
cérémonie si pompeuse, et qui, d'après les anciens usages, ne devait
avoir lieu que quarante
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