être assez sobre de détails. Je ne suis pas un héros
d'histoire.
Je crois surtout devoir m'abstenir de parler de certaines aventures dont
ma vie n'est pas plus exempte que celle de tant de gens qui n'ont écrit
que pour en raconter de semblables. En fait de sottises ou de folies, un
galant homme n'a le droit de révéler que celles qui lui appartiennent
tout entières. Jean-Jacques, disait une femme spirituelle qui se croyait
en droit d'accuser ce moraliste de quelque indiscrétion, Jean-Jacques
peut bien faire ses confessions, mais devait-il faire les confessions
d'autrui?
Je ne me prévaudrai ni de l'exemple de Jean-Jacques, qui pousse
quelquefois la sincérité jusqu'au cynisme, ni de celui de Marmontel, qui,
dans un livre dédié à ses enfans, porte dans ses aveux la fatuité presque
aussi loin que le chevalier de Faublas. Je ne livrerai, en fait de secrets,
que ceux qui sont à moi sans partage; si je n'ai pas la prétention d'être
un héros d'histoire, je n'ai pas non plus celle d'être un héros de roman.
Si les agitations auxquelles ma destinée a été livrée, et qui m'ont
conduit soit en Angleterre, soit en Italie, soit en Espagne, soit en
Hollande, se reproduisent dans ce livre, on y trouvera du mouvement et
de la variété: qu'alors on n'ait pas regret à l'intérêt qu'il obtiendrait; ce
serait celui qu'on ne peut refuser à des sentimens vrais et à des récits
véridiques.
Cela dit, j'entre en matière.
LIVRE PREMIER.
1766--1783.
CHAPITRE PREMIER.
Réflexions générales. Enfance de l'auteur.--Premières
impressions.--Mort de Louis XV.--Ses funérailles.--L'Éducation
domestique.--Le collége.
Je suis né le 22 janvier 1766. Mon père, sans être riche, possédait un
revenu honnête en biens-fonds, qu'il aliéna en partie pour acheter chez
les princes, frères du roi Louis XVI, des charges dont par des
événemens qu'il n'avait pu prévoir, et par suite de sa mort prématurée,
la finance a été perdue pour ses enfans. Ce qui devait augmenter sa
fortune commença notre ruine.
Je n'avais que dix ans quand il mourut. Je crois le voir encore: sa
physionomie, son maintien, les habitudes de son corps, l'expression de
son visage, le son de sa voix même, tout cela m'est présent, comme si
nous ne nous étions quittés que d'hier.
Aimable, spirituel, actif, entreprenant et ambitieux, il était fait pour
arriver à tout, s'il eût vécu âge d'homme. Il avait à peine trente-six ans
quand il fut enlevé par une fluxion de poitrine.
Son père était mort au même âge de la même maladie. Je ne suis pas
superstitieux. Ce rapprochement me revenait pourtant malgré moi dans
l'esprit quand je me trouvai dans cette fatale année.
Cela me rappelle un fait assez singulier. Un jour que je dînais chez un
de mes bons amis, Parceval de Grandmaison, le docteur Alibert, qui
voit tout en rapport avec la science à laquelle il s'est voué, et cherchait
à deviner, d'après la complexion de chacun, la maladie à laquelle il était
enclin: «Vous, par exemple, dit-il après m'avoir attentivement
considéré, vous êtes magnifiquement constitué pour la fluxion de
poitrine.--C'est donc un privilége de famille? lui répondis-je; mon père
et mon grand-père sont morts de cette maladie à trente-six ans, et je
n'en ai pas trente-sept.--Rien de tout cela ne me surprend, reprit-il avec
tranquillité; mais il ne faut pas vous en inquiéter. En vous livrant à des
travaux de tête, vous avez détourné la tendance de la nature; vous y êtes
échappé en vous faisant homme de lettres, et c'est dommage. Quel
spectacle pour un observateur que celui qu'eût offert le combat d'une
complexion énergique comme la vôtre, avec une fluxion de poitrine
bien conditionnée, et dont je vous aurais tiré!»
Mes premiers souvenirs remontent presque au commencement de ma
vie. Je me souviens parfaitement avoir habité dans une maison qui
faisait l'angle de la rue de Cléri et du boulevard, et qui n'est démolie
que depuis quelques années. Nous y demeurions en 1770, lors du
mariage de Louis XVI. Je ne vis des fêtes qui eurent lieu à cette
occasion que ce qu'on en pouvait voir par la fenêtre, c'est-à-dire
l'illumination; mais le récit des apprêts qui se faisaient à la place Louis
XV, et des événemens désastreux qui changèrent en un jour de deuil
cette brillante solennité, retentit encore à mes oreilles.
Un fait qui ne s'est jamais effacé non plus de ma mémoire, et que des
rêves ont représenté plus d'une fois à mon imagination, date de la
même époque. Une vieille voisine qui m'aimait beaucoup, et se plaisait
à me faire partager ses plaisirs, après m'avoir plusieurs fois régalé des
marionnettes, me mena un jour, à l'insu de mes parens, comme de
raison, voir une exécution à la place de Grève. Elle avait loué à cet effet
une fenêtre d'où l'on pouvait jouir tout à l'aise de cet autre spectacle.
Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.