Souvenirs dun sexagénaire, Tome I | Page 6

Antoine Vincent Arnault
de la supériorité se
manifester dans les passions de ce jeune homme qu'on accusait de
bizarrerie et de morosité, parce qu'il était tourmenté de ce malaise
qu'éprouve une âme impatiente d'employer de hautes capacités; un
génie qui, comme l'aigle emprisonné dans une cage, se débat dans une
condition médiocre, jusqu'au moment où il lui est permis de briser les
obstacles qui enchaînent son essor, et d'aller prendre dans les régions

les plus élevées sa véritable place.
Ce mérite se retrouvera, je crois, dans une partie de mes Souvenirs. Il y
est souvent question de Napoléon, sous des rapports où il n'a pas été
donné à tout le monde de l'observer, et qui n'ont pu être saisis que par
une personne admise dans sa familiarité.
Napoléon, sans être l'objet spécial de ce livre, y règne donc, mais
comme dans le siècle qui conservera son nom il y règne entouré des
hommes qui ont coopéré à sa grandeur, et dont la grandeur est son
ouvrage. Il est peu de ces hommes-là que je n'aie connus avant leur
élévation, et avec qui je n'aie été sur le pied de l'égalité la plus parfaite,
égalité qui, depuis, a cessé avec plusieurs, mais non pourtant avec tous.
Quelques uns, et je le dis à leur honneur, se sont obstinés à ne voir
qu'un camarade dans celui que la fortune a moins favorablement traité
qu'eux, et à qui ses forces, son insouciance, ou les circonstances, n'ont
pas permis de grimper comme eux jusqu'au faîte du mât de cocagne, au
pied duquel il est retombé, après s'être à peine élevé à la hauteur où
peut parvenir un homme de lettres qui, hors le moment du danger, ne
fut guère que cela.
On trouvera ici, sur ces hommes-là, des renseignemens précieux et
neufs; on en trouvera de pareils aussi sur d'autres hommes qui se sont
fait remarquer à d'autres titres pendant la longue période qu'embrassent
ces souvenirs qui s'étendent des trente dernières années du XVIIIe
siècle aux trente premières années du XIXe. Peindre les individus à
mesure qu'il les rencontre, caractériser les événemens à mesure qu'ils
s'accomplissent, et tout cela, le faire d'après ses propres impressions et
non d'après les préventions d'autrui, voilà à quoi l'auteur de ces
Souvenirs s'engage. On peut ainsi faire, sur des sujets déjà traités, un
livre neuf.
Il faut le dire toutefois, c'est moins l'histoire des événemens qu'on
trouvera dans ce livre que celle de l'influence qu'ils ont exercée sur la
société, que celle des modifications si singulières et si contradictoires
qu'ont éprouvées les habitudes françaises par suite des vicissitudes
auxquelles notre organisation sociale a été soumise pendant les diverses
phases de la révolution. Personne peut-être n'a été plus à même que moi

d'en juger. Placé dans la classe mitoyenne, je n'étais ni assez au-dessous
de la classe supérieure, ni assez au-dessus de la classe inférieure, pour
ne pas voir ce qui se passait dans l'une et dans l'autre.
Homme de lettres par goût, homme politique par circonstance, mais
homme du monde plus que tout autre chose, c'est moins l'histoire des
lois que celle des moeurs, moins l'histoire de l'état que celle de la
société, que j'écris.
Cette histoire, trop souvent dédaignée des historiographes, c'est aux
hommes du monde à la recueillir. C'est dans les registres où, sous la
dictée du hasard, s'inscrivent les faits à mesure qu'ils se produisent, se
consignent les opinions à mesure qu'elles se manifestent, c'est dans ces
procès-verbaux de chaque journée qu'on doit la trouver.
Pour qu'on puisse leur accorder quelque créance, il faut toutefois que la
fidélité de ces procès-verbaux soit garantie par la signature dont ils sont
souscrits. Cette garantie, qui manque à tant de Mémoires anonymes ou
pseudonymes, fabriqués dans on ne sait, ou plutôt dans on sait bien
quel atelier, cette garantie se trouvera, j'espère, dans la signature que
portent ces Souvenirs. Ce ne sont pas des romans fabriqués avec
quelques faits avérés, mais noyés dans un fatras de caquets où la vérité
est immolée à des intérêts de parti ou de coterie, à des calculs de
politique ou de commerce; c'est un recueil de faits attestés par l'écrivain
qui les raconte et qui les publie sous la responsabilité de son honneur.
En résumé, ce n'est pas tout-à-fait mon histoire que je donne ici, mais
ce n'est pas non plus uniquement l'histoire des autres; c'est quelque
chose de tout cela; c'est ce dont je me souviens de moi et des autres.
Quand ma vie s'est trouvée en contact avec celle de quelque personnage
célèbre à quelque titre que ce soit, ou avec quelque événement
mémorable, quelle qu'en soit la nature, je n'hésite pas à tout raconter;
l'importance des hommes ou celle des faits supplée alors à la mienne.
C'est d'eux que je parle à propos de moi. En tout autre cas, je ne crois
pas pouvoir
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