aimait beaucoup sa petite fille Katia, surtout quand il eut appris son nom; le jour de la Sainte-Catherine, il faisait dire à l'église une messe de Requiem pour l'ame de quelqu'un. Il détestait qu'on lui rend?t des visites et ne sortait que pour donner ses le?ons: il regardait même de travers son h?tesse, quand, une fois par semaine, elle venait mettre sa chambre en ordre; pendant les trois ans qu'il avait demeuré chez elle, il ne lui avait presque jamais adressé la parole. Je demandai à Katia si elle se souvenait de son ma?tre. Elle me regarda en silence et se tourna du c?té de la muraille pour pleurer. Cet homme s'était pourtant fait aimer de quelqu'un!
J'emportai les papiers et je passai ma journée à les examiner. La plupart n'avaient aucune importance: c'étaient des exercices d'écoliers. Enfin je trouvai un cahier assez épais, couvert d'une écriture fine, mais inachevé. Il avait peut-être été oublié par son auteur. C'était le récit--incohérent et fragmentaire--des dix années qu'Alexandre Pétrovitch avait passées aux travaux forcés. Ce récit était interrompu ?à et là, soit par une anecdote, soit par d'étranges, d'effroyables souvenirs, jetés convulsivement, comme arrachés à l'écrivain. Je relus quelquefois ces fragments et je me pris à douter s'ils avaient été écrits dans un moment de folie. Mais ces mémoires d'un for?at, Souvenirs de la maison des morts, comme il les intitule lui-même quelque part dans son manuscrit, ne me semblèrent pas privés d'intérêt. Un monde tout à fait nouveau, inconnu jusqu'alors, l'étrangeté de certains faits, enfin quelques remarques singulières sur ce peuple déchu,--il y avait là de quoi me séduire, et je lus avec curiosité. Il se peut que je me sois trompé: je publie quelques chapitres de ce récit: que le public juge...
I--LA MAISON DES MORTS.
Notre maison de force se trouvait à l'extrémité de la citadelle, derrière le rempart. Si l'on regarde par les fentes de la palissade, espérant voir quelque chose,--on n'aper?oit qu'un petit coin de ciel et un haut rempart de terre, couvert des grandes herbes de la steppe. Nuit et jour, des sentinelles s'y promènent en long et en large; on se dit alors que des années entières s'écouleront et que l'on verra, par la même fente de palissade, toujours le même rempart, toujours les mêmes sentinelles et le même petit coin de ciel, non pas de celui qui se trouve au-dessus de la prison, mais d'un autre ciel, lointain et libre. Représentez-vous une grande cour, longue de deux cents pas et large de cent cinquante, enceinte d'une palissade hexagonale irrégulière, formée de pieux étan?onnés et profondément enfoncés en terre: voilà l'enceinte extérieure de la maison de force. D'un c?té de la palissade est construite une grande porte, solide et toujours fermée, que gardent constamment des factionnaires, et qui ne s'ouvre que quand les condamnés vont au travail. Derrière cette porte se trouvaient la lumière, la liberté; là vivaient des gens libres. En de?à de lapalissade on se représentait ce monde merveilleux, fantastique comme un conte de fées: il n'en était pas de même du n?tre,--tout particulier, car il ne ressemblait à rien; il avait ses moeurs, son costume, ses lois spéciales: c'était une maison morte-vivante, une vie sans analogue et des hommes à part. C'est ce coin que j'entreprends de décrire.
Quand on pénètre dans l'enceinte, on voit quelques batiments. De chaque c?té d'une cour très-vaste s'étendent deux constructions de bois, faites de troncs équarris et à un seul étage: ce sont les casernes des for?ats. On y parque les détenus, divisés en plusieurs catégories. Au fond de l'enceinte on aper?oit encore une maison, la cuisine, divisée en deux chambrées (_artel_[1]); plus loin encore se trouve une autre construction qui sert tout à la fois de cave, de hangar et de grenier. Le centre de l'enceinte, complètement nu, forme une place assez vaste. C'est là que les détenus se mettent en rang. On y fait la vérification et l'appel trois fois par jour: le matin, à midi et le soir, et plusieurs fois encore dans la journée, si les soldats de garde sont défiants et habiles à compter. Tout autour, entre la palissade et les constructions, il reste une assez grande surface libre où quelques détenus misanthropes ou de caractère sombre aiment à se promener, quand on ne travaille pas: ils ruminent là, à l'abri de tous les regards, leurs pensées favorites. Lorsque je les rencontrais pendant ces promenades, j'aimais à regarder leurs visages tristes et stigmatisés, et à deviner leurs pensées. Un des for?ats avait pour occupation favorite, dans les moments de liberté que nous laissaient les travaux, de compter les pieux de la palissade. Il y en avait quinze cents, il les avait tous comptés et les connaissait même par coeur. Chacun d'eux représentait un jour de réclusion: il décomptait quotidiennement un pieu et pouvait, de cette
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