Souvenirs de la maison des morts | Page 9

Fyodor Dostoyevsky
fa?on, conna?tre exactement le nombre de jours qu'il devait encore passer dans la maison de force. Il était sincèrement heureux quand il avait achevé un des c?tés de l'hexagone: et pourtant, il devait attendre sa libération pendant de longues années; mais on apprend la patience à la maison de force. Je vis un jour un détenu qui avait subi sa condamnation et que l'on mettait en liberté, prendra congé de ses camarades. Il avait été vingt ans aux travaux forcés. Plus d'un for?at se souvenait de l'avoir vu arriver jeune, insouciant, ne pensant ni à son crime ni au chatiment: c'était maintenant un vieillard à cheveux gris, au visage triste et morose. Il fit en silence le tour de nos six casernes. En entrant dans chacune d'elles, il priait devant l'image sainte, saluait profondément ses camarades, en les priant de ne pas garder un mauvais souvenir de lui. Je me rappelle aussi qu'un soir on appela vers la porte d'entrée un détenu qui avait été dans le temps un paysan sibérien fort aisé. Six mois auparavant, il avait re?u la nouvelle que sa femme s'était remariée, ce qui l'avait fort attristé. Ce soir-là, elle était venue à la prison, l'avait fait appeler pour lui donner une aum?ne. Ils s'entretinrent deux minutes, pleurèrent tous deux et se séparèrent pour ne plus se revoir. Je vis l'expression du visage de ce détenu quand il rentra dans la caserne... Là, en vérité, on peut apprendre à tout supporter.
Quand le crépuscule commen?ait, on nous faisait rentrer dans la caserne, où l'on nous enfermait pour toute la nuit. Il m'était toujours pénible de quitter la cour pour la caserne. Qu'on se figure une longue chambre, basse et étouffante, éclairée à peine par des chandelles et dans laquelle tra?nait une odeur lourde et nauséabonde. Je ne puis comprendre maintenant comment j'y ai vécu dix ans entiers. Mon lit de camp se composait de trois planches: c'était toute la place dont je pouvais disposer. Dans une seule chambre on parquait plus de trente hommes. C'était surtout en hiver qu'on nous enfermait de bonne heure; il fallait attendre quatre heures au moins avant que tout le monde f?t endormi, aussi était-ce un tumulte, un vacarme de rires, de jurons, de cha?nes qui sonnaient, une vapeur infecte, une fumée épaisse, un brouhaha de têtes rasées, de fronts stigmatisés, d'habits en lambeaux, tout cela encanaillé, dégo?tant; oui, l'homme est un animal vivace! on pourrait le définir: un être qui s'habitue à tout, et ce serait peut-être là la meilleure définition qu'on en ait donnée.
Nous étions en tout deux cent cinquante dans la maison de force. Ce nombre était presque invariable, car lorsque les uns avaient subi leur peine, d'autres criminels arrivaient, il en mourait aussi. Et il y avait là toute sorte de gens. Je crois que chaque gouvernement, chaque contrée de la Russie avait fourni son représentant. Il y avait des étrangers et même des montagnards du Caucase. Tout ce monde se divisait en catégories différentes, suivant l'importance du crime et par conséquent la durée du chatiment. Chaque crime, quel qu'il soit, y était représenté. La population de la maison de force était composée en majeure partie de déportés aux travaux forcés de la catégorie civile (fortement condamnés, comme disaient les détenus). C'étaient des criminels privés de tous leurs droits civils, membres réprouvés de la société, vomis par elle, et dont le visage marqué au fer devait éternellement témoigner de leur opprobre. Ils étaient incarcérés dans la maison de force pour un laps de temps qui variait de huit à douze ans; à l'expiration de leur peine, on les envoyait dans un canton sibérien en qualité de colons. Quant aux criminels de la section militaire, ils n'étaient pas privés de leurs droits civils,--c'est ce qui a lieu d'ordinaire dans les compagnies de discipline russes,--et n'étaient envoyés que pour un temps relativement court. Une fois leur condamnation purgée, ils retournaient à l'endroit d'où ils étaient venus, et entraient comme soldats dans les bataillons de ligne sibériens[2]. Beaucoup d'entre eux nous revenaient bient?t pour des crimes graves, seulement ce n'était plus pour un petit nombre d'années, mais pour vingt ans au moins; ils faisaient alors partie d'une section qui se nommait ?à perpétuité?. Néanmoins, les _perpétuels_ n'étaient pas privés de leurs droits. Il existait encore une section assez nombreuse, composée des pires malfaiteurs, presque tous vétérans du crime, et qu'on appelait la ?section particulière?. On envoyait là des condamnés de toutes les Russies. Ils se regardaient à bon droit comme détenus à perpétuité, car le terme de leur réclusion n'avait pas été indiqué. La loi exigeait qu'on leur donnat des taches doubles et triples. Ils restèrent dans la prison jusqu'à ce qu'on entreprit en Sibérie les travaux de force les plus pénibles. ?Vous n'êtes ici que pour un temps fixe, disaient-ils
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 149
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.