Souvenirs de la maison des morts | Page 7

Fyodor Dostoyevsky
étaient-ils prêts à témoigner des égards à Alexandre Pétrovitch, car il pouvait être fort utile, au besoin, pour écrire des placets. On croyait qu'il avait une parenté fort honorable en Russie,--peut-être même dans le nombre y avait-il des gens haut placés,--mais on n'ignorait pas que depuis son exil il avait rompu toutes relations avec elle. En un mot, il se faisait du tort à lui-même. Tout le monde connaissait son histoire et savait qu'il avait tué sa femme par jalousie,--moins d'un an après son mariage,--et, qu'il s'était livré lui-même à la justice, ce qui avait beaucoup adouci sa condamnation. Des crimes semblables sont toujours regardés comme des malheurs, dont il faut avoir pitié. Néanmoins, cet original se tenait obstinément à l'écart et ne se montrait que pour donner des le?ons.
Tout d'abord je ne fis aucune attention à lui; puis sans que j'en sus moi-même la cause, il m'intéressa: il était quelque peu énigmatique. Causer avec lui était de toute impossibilité. Certes, il répondait à toutes mes questions: il semblait même s'en faire un devoir, mais une fois qu'il m'avait répondu, je n'osais l'interroger plus longtemps; après de semblables conversations, on voyait toujours sur son visage une sorte de souffrance et d'épuisement. Je me souviens que par une belle soirée d'été, je sortis avec lui de chez Ivan Ivanytch. Il me vint brusquement à l'idée de l'inviter à entrer chez moi, pour fumer une cigarette; je ne saurais décrire l'effroi qui se peignit sur son visage; il se troubla tout à fait, marmotta des mots incohérents, et soudain, après m'avoir regardé d'un air courroucé, il s'enfuit dans une direction opposée. J'en fus fort étonné. Depuis, lorsqu'il me rencontrait, il semblait éprouver à ma vue une sorte de frayeur, mais je ne me décourageai pas. Il avait quelque chose qui m'attirait; un mois après, j'entrai moi-même chez Goriantchikof, sans aucun prétexte. Il est évident que j'agis alors sottement et sans la moindre délicatesse. Il demeurait à l'une des extrémités de la ville, chez une vieille bourgeoise dont la fille était poitrinaire. Celle-ci avait une petite enfant naturelle agée de dix ans, fort jolie et très-joyeuse. Au moment où j'entrai, Alexandre Pétrovitch était assis auprès d'elle et lui enseignait à lire. En me voyant, il se troubla, comme si je l'avais surpris en flagrant délit. Tout éperdu, il se leva brusquement et me regarda fort étonné. Nous nous ass?mes enfin; il suivait attentivement chacun de mes regards, comme s'il m'e?t soup?onné de quelque intention mystérieuse. Je devinai qu'il était horriblement méfiant. Il me regardait avec dépit, et il ne tenait à rien qu'il me demandat:--Ne t'en iras-tu pas bient?t?
Je lui parlai de notre petite ville, des nouvelles courantes; il se taisait ou souriait d'un air mauvais: je pus constater qu'il ignorait absolument ce qui se faisait dans notre ville et qu'il n'était nullement curieux de l'apprendre. Je lui parlai ensuite de notre contrée, de ses besoins: il m'écoutait toujours en silence en me fixant d'un air si étrange que j'eus honte moi-même de notre conversation. Je faillis même le facher en lui offrant, encore non coupés, les livres et les journaux que je venais de recevoir par la dernière poste. Il jeta sur eux un regard avide, mais il modifia aussit?t son intention et déclina mes offres, prétextant son manque de loisir. Je pris enfin congé de lui; en sortant, je sentis comme un poids insupportable tomber de mes épaules. Je regrettais d'avoir harcelé un homme dont le go?t était de se tenir à l'écart de tout le monde. Mais la sottise était faite. J'avais remarqué qu'il possédait fort peu de livres; il n'était donc pas vrai qu'il l?t beaucoup. Néanmoins, à deux reprises, comme je passais en voiture fort tard devant ses fenêtres, je vis de la lumière dans son logement. Qu'avait-il donc à veiller jusqu'à l'aube? écrivait-il, et, si cela était, qu'écrivait-il?
Je fus absent de notre ville pendant trois mois environ. Quand je revins chez moi, en hiver, j'appris qu'Alexandre Pétrovitch était mort et qu'il n'avait pas même appelé un médecin. On l'avait déjà presque oublié. Son logement était inoccupé. Je fis aussit?t la connaissance de son h?tesse, dans l'intention d'apprendre d'elle ce que faisait son locataire et s'il écrivait. Pour vingt kopeks, elle m'apporta une corbeille pleine de papiers laissés par le défunt et m'avoua qu'elle avait déjà employé deux cahiers à allumer son feu. C'était une vieille femme morose et taciturne; je ne pus tirer d'elle rien d'intéressant. Elle ne sut rien me dire au sujet de son locataire. Elle me raconta pourtant qu'il ne travaillait presque jamais et qu'il restait des mois entiers sans ouvrir un livre ou toucher une plume: en revanche, il se promenait toute la nuit en long et en large dans sa chambre, livré à ses réflexions; quelquefois même, il parlait tout haut. Il
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