Souvenirs de la maison des morts | Page 6

Fyodor Dostoyevsky
e?t prédit qu'il irait un matin dans Paris pour y réciter son étrange martyrologe! --Allez et ne craignez rien, Féodor Micha?lovitch. Quelque mal qu'on ait pu vous dire de notre ville, vous verrez comme on s'y fait entendre en lui parlant simplement, avec la vérité qu'on tire de son coeur.
Vicomte E. M. de Vogüé.
PREMIèRE PARTIE
Au milieu des steppes, des montagnes ou des forêts impraticables des contrées reculées de la Sibérie, on rencontre, de loin en loin, de petites villes d'un millier ou deux d'habitants, entièrement baties en bois, fort laides, avec deux églises,-- l'une au centre de la ville, l'autre dans le cimetière,--en un mot, des villes qui ressemblent beaucoup plus à un bon village de la banlieue de Moscou qu'à une ville proprement dite. La plupart du temps, elles sont abondamment pourvues de ma?tres de police, d'assesseurs et autres employés subalternes. S'il fait froid en Sibérie, le service du gouvernement y est en revanche extraordinairement avantageux. Les habitants sont des gens simples, sans idées libérales; leurs moeurs sont antiques, solides et consacrées par le temps. Les fonctionnaires, qui forment à bon droit la noblesse sibérienne, sont ou des gens du pays, Sibériens enracinés, ou des arrivants de Russie. Ces derniers viennent tout droit des capitales, séduits par la haute paye, par la subvention extraordinaire pour frais de voyage et par d'autres espérances non moins tentantes pour l'avenir. Ceux qui savent résoudre le problème de la vie restent presque toujours en Sibérie et s'y fixent définitivement. Les fruits abondants et savoureux qu'ils récoltent plus tard les dédommagent amplement; quant aux autres, gens légers et qui ne savent pas résoudre ce problème, ils s'ennuient bient?t en Sibérie et se demandent avec regret pourquoi ils ont fait la bêtise d'y venir. C'est avec impatience qu'ils tuent les trois ans,--terme légal de leur séjour;--une fois leur engagement expiré, ils sollicitent leur retour et reviennent chez eux en dénigrant la Sibérie et en s'en moquant. Ils ont tort, car c'est un pays de béatitude, non seulement en ce qui concerne le service public, mais encore à bien d'autres points de vue. Le climat est excellent; les marchands sont riches et hospitaliers; les Européens aisés y sont nombreux. Quant aux jeunes filles, elles ressemblent à des roses fleuries; leur moralité est irréprochable. Le gibier court dans les rues et vient se jeter contre le chasseur. On y boit du champagne en quantité prodigieuse; le caviar est étonnant; la récolte rend quelquefois quinze pour un. En un mot, c'est une terre bénie dont il faut seulement savoir profiter, et l'on en profite fort bien!
C'est dans l'une de ces petites villes,--gaies et parfaitement satisfaites d'elles-mêmes, dont l'aimable population m'a laissé un souvenir ineffa?able,--que je rencontrai un exilé, Alexandre Pétrovitch Goriantchikof, ci-devant gentilhomme-propriétaire en Russie. Il avait été condamné aux travaux forcés de la deuxième catégorie, pour avoir assassiné sa femme. Après avoir subi sa condamnation,--dix ans de travaux forcés,--il demeurait tranquille et inaper?u en qualité de colon dans la petite ville de K... à vrai dire, il était inscrit dans un des cantons environnants, mais il vivait à K..., où il trouvait à gagner sa vie en donnant des le?ons aux enfants. On rencontre souvent dans les villes de Sibérie des déportés qui s'occupent d'enseignement. On ne les dédaigne pas, car ils enseignent la langue fran?aise, si nécessaire dans la vie, et dont on n'aurait pas la moindre idée sans eux, dans les parties reculées de la Sibérie. Je vis Alexandre Pétrovitch pour la première fois chez un fonctionnaire, Ivan Ivanytch Gvosdikof, respectable vieillard fort hospitalier, père de cinq filles qui donnaient les plus belles espérances. Quatre fois par semaine, Alexandre Pétrovitch leur donnait des le?ons à raison de trente kopeks (argent) la le?on. Son extérieur m'intéressa. C'était un homme excessivement pale et maigre, jeune encore,--agé de trente-cinq ans environ,--petit et débile, toujours fort proprement habillé à l'européenne. Quand vous lui parliez, il vous fixait d'un air très-attentif, écoutait chacune de vos paroles avec une stricte politesse et d'un air réfléchi, comme si vous lui aviez posé un problème ou que vous vouliez lui extorquer un secret. Il vous répondait nettement et brièvement, mais en pesant tellement chaque mot, que l'on se sentait tout à coup mal à son aise, sans savoir pourquoi, et que l'on se félicitait de voir la conversation terminée. Je questionnai Ivan Ivanytch à son sujet; il m'apprit que Goriantchikof était de moeurs irréprochables, sans quoi, lui, Ivan Ivanytch, ne lui aurait pas confié l'instruction de ses filles, mais que c'était un terrible misanthrope, qui se tenait à l'écart de tous, fort instruit, lisant beaucoup, parlant peu et se prêtant assez mal à une conversation à coeur ouvert.
Certaines personnes affirmaient qu'il était fou, mais on trouvait que ce n'était pas un défaut si grave; aussi les gens les plus considérables de la ville
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