je m'étonnais en le voyant qu'on p?t avoir acquis si jeune une si haute réputation. Chacun enviait à Pétersbourg la joie de le recevoir et de le fêter. Dans un grand souper qu'on lui donna, auquel je fus invitée, toutes les femmes le pressant de faire faire son portrait par moi, il répondit avec une modestie qui a toujours été dans son caractère: ?Il faut que je gagne plusieurs batailles avant de me faire peindre par madame Lebrun.?
Lorsque, plus tard, j'ai revu Joseph Poniatowski à Paris, je ne pouvais d'abord le reconna?tre, tant il était changé. Il portait en outre une vilaine perruque qui achevait de le rendre méconnaissable. Toutefois sa renommée s'était accrue au point, qu'il pouvait se consoler d'avoir perdu sa beauté. Il se préparait alors à partir pour faire la guerre d'Allemagne sous Napoléon, dont, en sa qualité de Polonais, il était devenu l'allié fidèle. On sait assez quelle valeur il déploya dans les campagnes de 1812 et 1813, et quel événement funeste vint mettre un terme à cette noble carrière[4].
Le frère de Joseph Poniatowski ne lui ressemblait en aucune manière; il était grand, sec et froid. Je l'ai très peu vu à Pétersbourg, je me souviens pourtant qu'il vint un matin chez moi voir le portrait de la comtesse Strogonoff, et qu'il ne s'occupa que du cadre. Il avait pourtant de grandes prétentions à se conna?tre en peinture, et se laissait guider dans ses jugemens par un artiste qui dessinait très bien, mais qui se distinguait surtout en imitant les croquis de Rapha?l, ce qui lui donnait un souverain mépris pour l'école fran?aise.
La nièce du roi de Pologne, madame Ménicheck, m'a constamment témoigné de l'obligeance, et je l'ai revue à Paris avec un grand plaisir. Elle me fit faire à Pétersbourg le portrait de sa fille[5], alors très enfant, que je peignis jouant avec son chien, et celui de son oncle, le roi de Pologne, costumé à la Henri IV. Le premier que j'avais fait de cet aimable prince, je l'ai gardé pour moi.
CHAPITRE III.
Ma réception à l'Académie de Pétersbourg.--Ma fille, Chagrins que me causa son mariage.--La comtesse Czernicheff.--Je pars pour Moscou.
Un des souvenirs les plus doux que j'aie rapportés de mes voyages est celui de ma réception comme membre de l'Académie de Pétersbourg. Je fus prévenue du jour fixé pour me recevoir[6] par le comte de Strogonoff, alors directeur des beaux-arts. Je m'étais fait faire l'uniforme de l'Académie: un habit d'amazone, petite veste violette, jupe jaune, chapeau et plumes noirs. à une heure j'arrivai dans un salon qui précédait une grande galerie, au fond de laquelle j'aper?us de loin le comte Strogonoff, établi à une table. On vint m'inviter à me rendre près de lui. Pour ce faire, il me fallait traverser cette longue galerie où l'on avait dressé de chaque c?té des gradins, qui étaient tout couverts de spectateurs; mais comme heureusement je reconnaissais dans cette foule beaucoup d'amis et de connaissances, j'arrivai jusqu'au bout de la salle sans éprouver une trop grande émotion. Le comte m'adressa un petit discours très flatteur, puis me donna, de la part de l'empereur, le dipl?me qui me nommait membre de l'Académie. Tout le monde alors applaudit d'une telle force que j'en fus touchée jusqu'aux larmes, et je n'oublierai jamais ce doux moment. Le soir je revis plusieurs personnes qui avaient assisté à la séance. On me parla de mon courage à traverser cette galerie remplie de monde. ?Il faut croire, répondis-je sans feinte, que j'avais deviné dans tous les regards la bienveillance qu'on allait me témoigner.?
Je fis aussit?t mon portrait pour l'Académie de Pétersbourg; je m'y représentai peignant, et ma palette à la main.
En m'arrêtant sur ces agréables souvenirs de ma vie, j'essaie de reculer l'instant où je dois enfin parler des chagrins, des tourmens cruels qui sont venus troubler le repos et le bonheur dont je jouissais à Pétersbourg, mais enfin il me faut entrer dans ces tristes détails.
Ma fille avait atteint l'age de dix-sept ans. Elle était charmante sous tous les rapports. Ses grands yeux bleus où se peignait tant d'esprit, son nez retroussé, sa jolie bouche, de très belles dents, une fra?cheur éclatante, tout formait un des plus jolis visages qu'on puisse voir. Sa taille n'était pas très élevée, mais svelte, sans être dépourvue d'embonpoint. Une grace naturelle régnait dans toute sa personne, quoiqu'il y e?t dans ses manières autant de vivacité que dans son esprit. Sa mémoire était prodigieuse; tout ce qu'elle avait appris dans ses diverses le?ons ou par ses lectures lui restait présent. Elle avait une voix charmante et chantait l'italien à merveille; car à Naples et à Pétersbourg, je lui avais donné les meilleurs ma?tres de musique, ainsi que des ma?tres d'anglais et d'allemand. De plus elle s'accompagnait sur le piano et sur la guitare; mais ce qui me charmait

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