par-dessus tout, c'étaient ses heureuses dispositions pour la peinture, en sorte que je ne saurais dire à quel point j'étais heureuse et fière de tous les avantages qu'elle réunissait.
Je voyais dans ma fille le bonheur de ma vie, la joie qui restait à ma vieillesse; il n'était donc pas surprenant qu'elle e?t pris un extrême ascendant sur moi, et quand mes amis me disaient: ?Vous aimez si follement votre fille que c'est vous qui lui obéissez,? je répondais: ?Ne voyez-vous pas qu'elle est aimée de tout le monde?? En effet, les personnes les plus distinguées de Pétersbourg l'appréciaient et la recherchaient; on ne m'engageait point sans elle, et je jouissais des succès qu'elle obtenait dans la société, bien plus que je n'avais jamais joui des miens.
Comme il était très rare que je pusse quitter mon atelier le matin, j'avais consenti quelquefois à confier ma fille à la comtesse Czernicheff, pour lui faire faire des parties de tra?neau qui l'amusaient beaucoup, et la comtesse l'emmenait aussi passer des soirées chez elle où je n'allais pas toujours. Là se trouvait un nommé Nigris, le secrétaire du comte Czernicheff. Ce M. Nigris était assez bien de visage et de taille; il pouvait avoir trente ans. Quant à ses talens, il dessinait un peu et son écriture était fort belle. Ses douces manières, son regard mélancolique, et même sa paleur un peu jaune, lui donnaient un air intéressant et romanesque qui séduisit ma fille, au point qu'elle en devint éprise. Aussit?t la famille Czernicheff s'arrange, intrigue pour faire de lui mon gendre. Instruite de ce qui se passait, mon chagrin fut grand, comme on peut le croire; cependant, toute douloureuse que m'était l'idée de donner ma fille, mon unique enfant, à un homme sans talent, sans fortune, sans nom, je pris des informations sur ce qu'était ce M. Nigris. Les uns me disaient du bien de lui, mais d'autres m'en disaient du mal, en sorte que les jours se passaient sans que je pusse me décider à prendre aucun engagement.
Je m'effor?ais en vain de faire comprendre à ma fille combien, sous tous les rapports, ce mariage était loin de pouvoir la rendre heureuse; sa tête était trop exaltée pour qu'elle voul?t s'en rapporter à ma tendresse et à mon expérience. D'un autre c?té, les personnes qui avaient résolu d'obtenir mon consentement employaient tous les moyens pour me l'arracher. On venait me dire que M. Nigris enlèverait ma fille et qu'ils se marieraient sur les grands chemins. Je croyais peu à cet enlèvement et à ce mariage clandestin, car M. Nigris n'avait point d'argent[7], et la famille qui le protégeait n'en avait pas trop pour elle-même. On me mena?ait de l'empereur, et je répondais: ?Je lui dirai que les mères ont des droits plus vrais et plus anciens que ceux de tous les empereurs du monde.? Une chose inconcevable, c'est que la cabale montée contre moi espérait tellement me faire céder à la persécution, que l'on me parlait déjà de la dot. Comme on me croyait fort riche, je me rappelle que l'ambassadeur de Naples vint me voir, et me demanda pour ce mariage une somme qui dépassait de beaucoup ce que je possédais: car on sait que j'avais quitté la France avec quatre-vingts louis dans ma poche, et qu'une partie des économies que j'avais faites depuis ce temps venait de m'être enlevée sur la banque de Venise.
J'aurais pu long-temps supporter les mauvais et sots propos que la cabale se permettait sur moi et qui me revenaient de toutes parts: une douleur bien plus vive était de voir ma fille s'éloigner de moi et me retirer toute sa confiance. Sa vieille gouvernante, qui avait déjà eu le grand tort de lui laisser lire des romans à mon insu, s'était totalement emparée de son esprit, et l'aigrissait contre moi au point que tout mon amour de mère se trouvait impuissant pour combattre cette funeste influence. Enfin ma fille, que je voyais maigrir et changer, tomba tout-à-fait malade. Alors il fallut bien céder, et j'écrivis à M. Lebrun pour qu'il envoyat son consentement. M. Lebrun, dans ses lettres, venait de me parler du désir qu'il avait de marier notre fille à Guérin, dont les succès en peinture faisaient alors un bruit qui était arrivé jusqu'à moi. Ce projet, qui me souriait si fort, ne pouvait plus s'exécuter. J'en instruisis M. Lebrun en lui faisant sentir que, n'ayant que cette chère enfant, nous devions tout sacrifier à son bonheur.
Ma lettre partie, j'eus la jouissance de voir ma fille se rétablir; mais hélas! cette jouissance fut la seule qu'elle me donna. La réponse de son père ayant beaucoup tardé, attendu la distance, on lui persuada que je n'avais écrit à M. Lebrun que pour l'empêcher de consentir à ce qu'elle appelait son bonheur. Ce soup?on me blessa cruellement; néanmoins

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