fit peine à toutes les personnes qui étaient présentes. Paul, à la vérité, se montra plus aimable avec lui en l'engageant à rester à Pétersbourg, où il le logea dans le palais de marbre que l'on voit sur le beau quai de la Néva. Ce qui produisait un singulier rapprochement, c'est que ce palais se trouve situé presque en face de la forteresse où Catherine est enterrée.
Le roi de Pologne, au reste, était fort convenablement logé. Il s'était fait une société agréable, composée en grande partie de Fran?ais, auxquels il joignait quelques autres étrangers qu'il avait distingués. Il eut l'extrême bonté de me rechercher, de m'inviter à ses réunions intimes, et il m'appelait sa bonne amie, comme faisait à Vienne le prince Kaunitz. Rien ne me touchait autant que de l'entendre me répéter souvent qu'il aurait été heureux que j'eusse été à Varsovie lorsqu'il était encore roi; je savais en effet qu'à cette époque, quelqu'un lui disant que j'irais en Pologne, il répondit qu'il me traiterait avec la plus grande distinction; mais tout retour sur le passé me semblait devoir être pénible pour lui.
Stanislas Poniatowski était grand. Son beau visage exprimait la douceur et la bienveillance. Le son de sa voix était pénétrant, et sa marche avait infiniment de dignité sans aucune affectation. Il causait avec un charme tout particulier, possédant à un haut degré l'amour et la connaissance des lettres. Il aimait les arts avec tant de passion, qu'à Varsovie, lorsqu'il était roi, il allait sans cesse visiter les artistes supérieurs.
Sa bonté était vraiment sans pareille. Je me souviens d'en avoir re?u moi-même une preuve qui me rend un peu honteuse quand j'y pense. Il m'arrive, lorsque je suis à peindre, de ne plus voir dans le monde que mon modèle, ce qui m'a rendue plus d'une fois tout-à-fait grossière pour ceux qui viennent me troubler quand je travaille. Un matin que j'étais occupée à finir un portrait, le roi de Pologne vint pour me voir. Ayant entendu le bruit de plusieurs chevaux à ma porte, je me doutais bien que c'était lui qui me rendait une visite; mais j'étais tellement absorbée dans mon ouvrage, que je pris de l'humeur, et à tel point, qu'à l'instant où il entr'ouvrait ma porte, je lui criai: ?Je n'y suis pas.? Le roi, sans rien dire, remit son manteau et partit. Quand j'eus quitté ma palette, et que je me rappelai de sang-froid ce que je venais de faire, je me le reprochai si vivement, que le soir même j'allai chez le roi de Pologne lui porter mes excuses, et chercher mon pardon. ?Comme vous m'avez re?u ce matin!? me dit-il dès qu'il m'aper?ut. Puis il ajouta de suite: ?Je comprends parfaitement que lorsqu'on dérange un artiste bien occupé, on lui cause de l'impatience; aussi croyez bien que je ne vous en veux point du tout.? Et il me for?a à rester à souper, où il ne fut plus question de mes torts.
Je manquais rarement les petits soupers du roi de Pologne. Lord Withworth, ambassadeur d'Angleterre en Russie, et le marquis de Rivière y étaient aussi très fidèles. Nous préférions tous trois ces réunions intimes aux grandes cohues; car, après le souper, il s'établissait constamment une causerie charmante, que le roi surtout savait animer par une foule d'anecdotes pleines d'intérêt. Un soir que je m'étais rendue à l'invitation habituelle, je fus frappée du singulier changement que j'observai dans le regard de notre cher prince; son oeil gauche surtout me parut si terne que j'en fus effrayée. En sortant, je dis sur l'escalier à lord Withworth et au marquis de Rivière qui me donnait le bras: ?Savez-vous que le roi m'inquiète beaucoup?--Pourquoi cela? me répondit-on, il paraissait être à merveille; il vient de causer comme à l'ordinaire.--J'ai le malheur d'être bonne physionomiste[3], repris-je, j'ai remarqué dans ses yeux un trouble extraordinaire. Le roi mourra bient?t.? Hélas! j'avais trop bien deviné; car le lendemain il fut frappé d'une attaque d'apoplexie, et peu de jours après on l'enterra dans la citadelle, près de Catherine. Je ne pus apprendre cette mort sans éprouver un chagrin bien réel, que partagèrent tous ceux qui avaient connu le roi de Pologne.
Stanislas Poniatowski ne s'était jamais marié; il avait une nièce et deux neveux. L'a?né de ces derniers, le prince Joseph Poniatowski, est bien connu par ses talens et par l'extrême bravoure qui l'ont fait surnommer le Bayard polonais. à l'époque où je l'ai connu à Pétersbourg, il pouvait avoir vingt-cinq à vingt-sept ans. Quoique son front f?t déjà dégarni de cheveux, son visage était remarquablement beau. Tous ses traits, d'une régularité admirable, exprimaient la douceur et la noblesse d'ame. Il venait de déployer une si prodigieuse valeur, de si grandes connaissances militaires dans les dernières guerres contre les Turcs, que la voix publique le proclamait déjà grand capitaine, et

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