Sous le burnous | Page 8

Hector France
l'exception d'un vieux négro qui ne peut
marcher.
--Un vieux! Il est plus canaille que les autres, alors. C'est lui qui a volé
les poules, c'est certain.
--Je ne pense pas. Il est malade et arrive de Souk-Arras.
--Que chantez-vous qu'il ne peut marcher alors? De Souk-Arras,
dites-vous? C'est un voleur envoyé par les Kroumirs et il est malade
d'indigestion pour avoir dévoré gloutonnement ma poule. Ah! le
cochon! vous allez me le flanquer dehors, et vivement, hein!
L'adjudant redescendit, et, honteux de la consigne qu'il exécutait,
hésitant encore à l'exécuter, il dit au jeune:
--Allons! négro, va-t-en. Emporte ton père. Le capitaine ne veut pas
qu'on reste ici.
Et il s'en alla sans insister davantage et sans regarder en arrière, pensant
bien que le négro ne le suivrait pas, esquiva le lieutenant Fortescu et
courut à la cantine où son dîner refroidissait.
Mais Fortescu enveloppé dans son caban et tirant d'énormes bouffées
de sa pipe, sur le seuil de la porte du Bordj, ne voyant pas sortir ce
vieux qu'il se préparait à apostropher au passage, s'impatienta,
descendit dans les caves où il finit par découvrir les deux nègres, et se
mit à pousser de terribles jurons.
--Sidi, répéta le jeune, c'est mon père. Peut-être as-tu, toi aussi, un père
vieux et infirme. Au nom du tien, laisse pour quelques heures le mien

ici. Aie pitié de lui, Sidi? Le Prophète a dit: «Aie pitié de ton père et de
ta mère infirmes, comme ils ont eu pitié de toi quand tu étais tout
petit.» Tu vois, il tremble comme un pan de burnous secoué par le vent.
--A la porte! vociféra Fortescu furieux; mon père est-il un vagabond
comme le tien? Filez tous deux, ou je vous fais chasser à coups de
fourreau de sabre.
Et il poussa de sa botte le vieux, qui rassemblait toutes ses forces
débiles pour se soulever et obéir.
--Sidi, ne le touche pas, sur ta tête, ne le touche pas, s'écria le fils, l'oeil
en feu, la lèvre tremblante, poings crispés, menaçant.
La lueur fauve de la lanterne jetait sur le bronze de son corps des
teintes de pourpre. Musculeux et terrible, il fit presque peur à Fortescu,
peu soucieux de se colleter dans cette cave avec ce géant noir; aussi,
reculant jusqu'à l'un des soupiraux ouverts près du poste, il appela:
--Hommes de garde, ici!
Et quand cinq ou six spahis entourèrent le nègre, il lui cingla le dos de
sa canne de jonc.
La colère fait commettre des lâchetés aux plus braves.
Et désignant le vieux qui râlait:
--Qu'on jette cela dehors, dit-il, et il ralluma sa bouffarde.
L'oeil du fils s'ensanglanta; cependant il se baissa sans mot dire,
souleva son père, l'enveloppa avec soin, et tout nu, le chargeant sur ses
épaules, comme Enée fit du vieil Anchise, il sortit du bordj en crachant
derrière lui.
La pluie redoublait. La petite maman Jardret, couverte du burnous du
marchef, accourut en riant, pour voir ce grand nègre tout nu, emportant
ce vieux huché si drôlement sur son dos, tandis que derrière elle, le
marchef, abusant des droits que lui octroyait le prêt de son burnous, et

profitant de l'ombre, la chatouillait aux endroits sensibles, ce qui lui
faisait pousser de petits cris étouffés, pendant que là-bas, la silhouette
chancelante, fouettée du vent et battue par l'averse, se perdait peu à peu
dans la nuit.
III
Environ trois semaines après, le lieutenant Fortescu, pipe en bouche et
canne en main, se promenait paisiblement comme un honnête
bourgeois, au milieu des buissons de genévriers et de myrtes qui
entourent le bordj d'El-Meridj. Le ciel était d'indigo, le soleil radiait et
les hirondelles arrivaient en foule. Pour la première fois depuis le
commencement de l'année, il avait sorti son vêtement de coutil et s'était
coiffé d'un grand chapeau de feuille de palmier, présent d'un caïd du
voisinage, Hamdabel-Hassen. Tout en fumant sa vieille bouffarde, il
tapait de sa canne de jonc, à droite et à gauche, avec colère, sur les
jeunes pousses des genêts comme un chaouch sur des têtes de Turcs.
Il avait bien déjeuné cependant, pris le café, le pousse-café, la bière, la
rincette, la surrincette et encore la bière; pourquoi diable n'était-il pas
content?
Une autre poule manquait-elle donc à l'appel. Hélas! oui. Non pas une,
ni deux, ni trois, ni quatre, mais dix. Bientôt par douzaines on comptait
les absentes. Le coq même, le magnifique coq cochinchinois, si superbe,
si fier, si vigoureux, cet hercule des gallinacés avait disparu. Pourtant
les caves du bordj ne servaient plus de refuge aux Chaouias, ni aux
nègres; mais Fortescu, en reconnaissant les débris affreusement mutilés
du chef de file, mijotant en compagnie de pommes de terre dans une
gamelle de campement de la quatrième du deux, venait d'avoir la
preuve que les zouaves seuls
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