Sixtine | Page 7

Remy de Gourmont
ayant devant elle, pour apprendre le secret, une éternité de dix
années. D'ailleurs jolie et pleine de distinction, ce moderne nom de la
grâce; entre brune et blonde; des yeux clairs assez grands, le bas du
visage sans brutalité. De Surdon à Argentan, le trajet est de seize
minutes; nos quelques demandes et nos quelques répliques les avaient
épuisées. Le frein mord, nous nous traînons. Avant que j'aie pu prévoir
le geste, elle ouvre la portière, jusqu'à l'arrêt la retient, et me voilà bien
surpris de recevoir, en même temps, un salut équivoque et un regard
d'une surprenante intensité.
Est-ce l'invitation de courir après elle? Je le crois et je cours, mais je ne
l'ai pas retrouvée. J'avais, rapidement, rassemblé mon léger bagage
manuel, valise, couverture, pardessus, etc., je ne suis donc pas contraint
de retourner vers mon wagon et je sors de la gare, en quête de la voiture
aux armes de la comtesse Aubry. Elle m'attend et Dieu merci je suis le
seul attendu, ce jour: je ferai la route tête à tête avec mon
désappointement; une heure, me dit le cocher, j'ai une heure pour me
morigéner de tant d'émotion inutile. Nous partons: voici l'Orne, les
deux ponts voisins et le long du fleuve encaissé de murailles, une
amusante maison à balustrades et à balcons sur l'eau; un marchand de
parapluies à l'enseigne d'un très beau parasol rouge de chanteur
ambulant; nulle voiture dans les rues paisibles et celle-ci amène aux
portes des hommes, des femmes, pas d'enfants: la cage sans oiseaux, la
maison sans enfants: c'était une prophétie. L'école, le lycée, la caserne,
le bureau, l'atelier: la Révolution française a perfectionné l'esclavage, il
est unanime. Une église à demi gothique, quelques vieux pignons et des

façades moins égalitaires me distraient; mais, malgré la montée, nous
passons vite; puis le maigre faubourg, la route plate, l'étendue d'herbe
unie et grise, des carrières et des roues, quelques peupliers.

IV.--INDICATIONS
«In carne enim ambulantes non secundum carnem militamus.»
SAINT-PAUL, Cor. II, 10, 3.
Entragues n'écrivait que le matin, prolongeait souvent ses matinées
jusque dans les après-midi. Quand il ne se sentait pas assez de lucidité
pour la logique de la prose, il s'amusait: la poésie, simple musique qui
n'admet ni la passion ni l'analyse, se destine seulement à suggérer de
vagues sentiments et de confuses sensations; une demi-conscience lui
suffit. A l'imitation de l'admirable poète saint Notker, il composait
d'obscures séquences pleines d'allitérations et d'assonnances intérieures.
Aujourd'hui, Walt Whitman, avec son intuitif génie, restaurait sans le
savoir, cette forme perdue de la poésie: Entragues, à certaines heures,
s'y délectait. Cette littérature des environs du dixième siècle,
ordinairement jugée la puérile distraction de moines barbares, lui
semblait au contraire pleine d'une ingénue verdeur et d'un ingénieux
raffinement. Notker le charmait encore par l'audace sanguine de ses
métaphores, le charmait et le terrifiait en le jetant à genoux devant ce
Dieu pour lequel la prière est un holocauste sanglant, et qui exige,
comme un égorgement d'agneaux, «des louanges immolées».
Il se plaisait aussi à une courte et délicate séquence de Godeschalk, où
sainte Marie-Madeleine «enveloppe de baisers» les pieds de Jésus «que
de ses larmes elle a lavés». Un moine du onzième siècle avait écrit un
ouvrage intitulé: Le Rien dans les Ténèbres; Entragues ne put jamais en
trouver d'autre trace que la mention du titre: c'était un des livres
inconnus qu'il aurait voulu lire.
Mis à part deux ou trois contempleurs de la vie actuelle, un strict
logicien de la critique, un rêveur extrême et absolu, un extraordinaire

fondeur de phrases et tailleur d'images, quelques poètes modernes, il
n'ouvrait plus guère que de vétustes théologies et des dictionnaires: il
avait la manie des lexiques, outils qui lui paraissaient, en général, plus
intéressants que les oeuvres, employait à collecter de tels instruments,
souvent bien inutiles, des heures de flânerie. Ainsi se termina la
première journée de son retour.
Le lendemain, après une nuit, où il avait revécu quelques-unes des
minutes les plus caractéristiques passées avec Sixtine au château de
Rabodanges, Hubert eut le soupçon que sa vie allait changer
d'orientation, qu'une crise inévitable le menaçait. C'était une occasion
propice au recueillement. Dans quelques semaines peut-être,--oh!
seulement peut-être!--son moi aurait-il subi de sensibles modifications:
il fallait, pour plus tard s'en rendre compte, noter les traits dominants de
son état d'esprit actuel, procéder à un sommaire examen de conscience.
Son carnet de voyage contenant déjà quelques remarques assez précises
sur ce sujet, il se borna à les compléter par les indications suivantes:
«J'ai honte de l'avouer, tant cette maladie est banale: je m'ennuie. J'ai
des réveils déchirants. Je ne crois à rien et je ne m'aime pas. Mon
métier est triste: c'est d'expérimenter toutes les douleurs et toutes les
horreurs de l'âme humaine, afin que les hommes se reconnaissent dans
mon oeuvre et disent:
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