Bien rugi, lion! Pourtant, je suis libre: sans
obligations nocturnes, ni parasite, ni mondain, ni critique dramatique,
je me couche tôt, quand il me plaît. Arrivé à la trentaine sans guère de
relations sociales, ayant assez de revenu pour être indépendant, j'agis en
tout à ma guise, insoucieux des habitudes générales et satisfait, par
exemple, de témoigner mon mépris de la civilisation au gaz en
soufflant ma lampe sur les dix heures.--Je suis libre, je n'ai ni femme, ni
maîtresse. Les maîtresses, je les crains pour le trouble où elles jettent la
régularité de mon travail; mais des principes aux actes, une large
lagune se creuse, chez les êtres sensitifs: à deux, je regrette la solitude;
seul, je ressens les inquiétudes du vide. Quand le commandement de la
chair m'accroupit à des adorations sexuelles, je rougis d'une telle
servilité et je me honnis, au premier instant lucide; lorsque j'ai
longtemps emmagasiné le poison concentré des semences vaines, des
martellements me tympanisent, mon organisme s'affaisse et mon
cerveau se trouble. N'ayant pas été dressé au cilice, aux pointes de fer,
aux plaies adolories par la perpétuelle écorchure, au jeûne impitoyable,
à la privation de sommeil, ni à aucune des manoeuvres mystiques et
franciscaines, je dompte ma chair en la menant paître, mais sans plus de
péché dans l'intention qu'un malade qui rompt l'abstinence pour prendre
un remède. Que le plaisir suive, c'est l'obéissance aux ordres
inéluctables qui régissent la matière animée; que je l'accepte, c'est
faiblesse humaine.--Aimer jusqu'à vouloir mourir, j'ai eu cette épreuve
à l'adolescence et la raisonnable insensibilité de la femme que j'adorais
ne m'a jamais amertumé ce lointain souvenir. Je ne souris pas avec pitié
de ces jours de folie bocagère. Après dix et douze ans je suis aussi sûr
qu'à la première heure d'avoir été privé du plus grand bonheur mis par
les Décrets à la portée de ma main et en des moments d'émotion ce
regret peut encore attrister ma rêverie.--Depuis cela, rien que de
passagers effleurements; à peine, de temps à autre, un essai de lien
brisé au premier tiraillement.--Loin d'être le but de ma vie, la sensation
en est l'accident: je réserve mes forces volontaires pour les histoires que
je raconte à mes contemporains: on les a trouvées froides et ironiques,
mais je n'ai pas qualité pour être enthousiaste de mon siècle ni pour le
prendre trop au sérieux.--Un autre motif m'éloigne des recherches
émotionnelles: sans être pessimiste, sans nier de possibles satisfactions,
sans nier même le bonheur, je le méprise. Je ne cherche pas à aggraver
mes misères par des méditations sur l'universelle misère, que mon
égoïsme, d'ailleurs, me rend à peu près indifférente: un état plutôt
ataraxique me convient. Regretter une joie non éclose, cela m'est
possible, je ne voudrais ni en provoquer, ni en guetter l'éclosion.--Enfin,
cela est hors de doute, je ne sais pas vivre. Perpétuelle cérébration, mon
existence est la négation même de la vie ordinaire, faite d'ordinaires
amours. Je n'ai aucune des tendances à l'altruisme réclamées par la
société. Si je pouvais jamais m'abstraire de moi, au profit d'une créature,
ce serait à la manière d'un imaginatif, en recréant de toutes pièces
l'objet de passion, ou bien, comme un analyste, en scrutant
minutieusement le mécanisme de mes impressions.--Tel est mon
caractère: on voit que je ne me suis pas appliqué à éluder la
connaissance de moi-même; et pourtant nul ne sait mieux que moi à
quel point cette science est puérile et malsaine.»
V.--SUITE DES NOTES DE VOYAGE
LA LUNE PALE ET VERTE
«In hac hora anima ebria videtur, Ut amoris stimulis magis perforetur.»
SAINT BONAVENTURE, Philomena.
Château de Rabodanges, en la chambre au portrait, 12 septembre.--Je
suis reçu à mon arrivée par Henri de Fortier, directeur de la _Revue
spéculative_, et Michel Paysant, dont les romans, pleins de corsages
bombés et de regards caressants, charment les familles qui prennent
l'impuissance pour de la chasteté. Fortier me nomme les autres invités
du moment: personne de connaissance. Séparée du général, son mari, la
comtesse Aubry emporte à la campagne, vers les fins d'été, son salon
cosmopolite, où fréquentent les grands danseurs de la Littérature
académique et mondaine. Le bruit a couru que Fortier succède, dans ses
nuits courageuses, au député bonapartiste mort récemment, et avec
lequel elle avait une liaison avouée: il se donne en effet des airs
modestes d'amphitryon. Au dîner, quelques aristocrates des environs
parlent de l'ouverture de la chasse, je ne remarque aucun visage
intéressant que celui d'une jeune femme, blonde, aux yeux vifs, qui se
tait ou ne parle qu'à Mme Aubry. Ensuite, promenade au clair de la
lune, puis les voisins demandent leurs voitures; Fortier disparaît avec la
comtesse. Paysant me prend le bras et bavarde.
Il gémit sur ses ennuis de chef de bureau de la littérature; son goût
maintenant l'arrêterait au repos, même à
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