Sixtine | Page 6

Remy de Gourmont
à des joies excessives. Tout demeure jeune, qui fut créé par
de jeunes yeux, et la campagne a encore souvent, pour moi, le sexe de
son orthographe, même sous un surplis de neige. De mes années
premières il ne me reste que cela: tout est mort, de la réelle mort ou de
la mort du souvenir. L'attendrissement de figures vagues penchées sur
ma précoce orphanité, tel est le plus lointain; du collège l'horreur m'en
est encore dure à renouveler, dantesque et inutile horreur infligée à ma
pitoyable enfance. Mais déjà, un peu à ma volonté, le monde s'absentait
de moi et par une lente ou soudaine récréation, je me refaisais une vie
plus harmonieuse à mon sens intime; mais déjà, en d'orgueilleux
moments, je méprisais tout ce qui m'était extérieur, tout ce qui n'avait
pas été rebroyé et repétri par la machine sans cesse en mouvement dans
ma tête. Hormis l'inconnaissable principe, j'ai tout remis à neuf, et je
suis vraiment moi; du moins, car le scepticisme ronge jusqu'à la
personnalité, telle est l'illusion où je me suis sidéré. Avec un tel parti
pris, avec ce système kantien, qui se peut dénommer égoïsme
transcendant, ma vie a marché d'un pas relativement léger. De toutes
les douleurs que ma volonté n'a pu secouer, la plus lourde est ma
solitude même. Je ne sais, ne m'étant jamais livré à ses tromperies, si
l'espérance n'est autre chose qu'un sanglant éperon, éperonnant
l'homme vers un néant futur, je ne sais si la blessure avivée sans relâche
et la vue du sang répandu ne sont pas de puissants excitants nécessaires

au fonctionnement du mécanisme humain, je ne les ai jamais ressentis.
Je ne crois qu'à l'écurie finale, mais sans y aspirer; la vie ne me déplaît
pas encore assez: sans cela, n'ayant point de principes philosophiques à
faire converger vers une pratique possible, je serais conséquent avec
mon dégoût et lui donnerais sa sanction. Comme Crantor, je mourrai
«sans m'étonner»; si mes organes sont encore satisfaisants quand la
mort viendra, peut-être avec regret. Quant à la survie, je n'ai point,
touchant ce point, de données aussi tranquillisantes que le placier de
Dreux: pour le moment, vraiment suprême, de la décomposition
corporelle, le délicieux Inconscient nous réserve peut-être quelques-uns
de ses bons tours? Cette crainte relative me vient sans doute de ma
jeunesse chrétienne, et ni l'une ni l'autre je ne les répudie: le
catholicisme est une aristocratie. Comment cette positive religion
peut-elle s'allier en moi avec l'idéalisme subjectif, je ne sais: c'est un
amalgame obscur, comme toutes les hérésies. La théologie me procura
toujours les plus agréables lectures: on peut d'Augustin aller à Claudien
Mamert: les joies n'y sont pas moindres pour la curiosité. Comme
j'aurais aimé être évêque et en une moins moderne Rome, cardinal! Si
je m'appesantissais sur ce bien stérile désir, une sensation me prendrait
à la gorge, de vie manquée, sensation vulgaire que mon orgueil
repousse avec mépris. Et puis, ne les ai-je pas, à mon gré, goûtés, les
mystiques bonheurs et les célestes angoisses de l'épiscopat? N'ai-je
point revêtu la robe violette relevée sur les bas pourpres ou traînante
sur les marches de l'autel? N'ai-je point gravi, mitre en tête, les degrés
de la chaise présidiale? De quoi donc me servirait la réalité, quand j'ai
le rêve et la faculté de me protéiser, de posséder successivement toutes
les formes de la vie, tous les états d'âme où l'homme se diversifie?
Surdon.--Des plumes frisées surgissent à la vitre, plongent. A me voir
seul la voyageuse hésite, mais le sifflet a stridé, un employé la pousse.
Elle me fait vis-à-vis, tombée là, un peu essoufflée, inquiète, mais non
rougissante. L'hésitation venait de la crainte de paraître avoir exprès
choisi le compartiment d'un homme seul. Par des phrases très polies, je
la rassure, mais à moitié seulement, et bien certain que tel bon proverbe
l'amusera et la piquera je termine par: «L'occasion fait le larron.» En
province les proverbes, cette archéologie grammaticale, sont encore
monnaie courante de conversation: cela permet de ne rien dire du tout

en ayant l'air de dire beaucoup. Elle me sait gré de mon adage et se
plaint de l'habituelle grossièreté des hommes. Je lui réponds: «C'est que
les femmes ont toujours envie de ce qu'on ne leur offre pas et méprisent
ce qu'on leur offre. Un homme délicat, par d'indéfinissables gestes,
laisse deviner sa fantaisie, ne fait un mouvement décisif qu'au moment
précis où il la sent partagée.» Elle sourit: «Comment sent-on cela?» Je
reprends: «Les acquiescements sont divers, mais il y a un spécial
battement de paupières, très lent, auquel la méprise est difficile.» Elle
me regarde avec étonnement. C'est une très honnête femme, amusée à
cette scabreuse controverse, mais sans expérience. Sa jeunesse et la
roseur de son teint disent un mariage récent, peu de maternité: curieuse
candide,
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