Servitude et Grandeur Militaires | Page 2

Alfred de Vigny
pas vu une bataille rangée. J'ai peu d'aventures à vous raconter, mais j'en ai entendu beaucoup. Je ferai donc parler les autres plus que moi-même, hors quand je serai forcé de m'appeler comme témoin. Je m'y suis toujours senti quelque répugnance, en étant empêché par une certaine pudeur au moment de me mettre en scène. Quand cela m'arrivera, du moins puis-je attester qu'en ces endroits je serai vrai. Quand on parle de soi, la meilleure muse est la Franchise. Je ne saurais me parer de bonne grace de la plume des paons; toute belle qu'elle est, je crois que chacun doit lui préférer la sienne. Je ne me sens pas assez de modestie, je l'avoue, pour croire gagner beaucoup en prenant quelque chose de l'allure d'un autre, et en posant dans une attitude grandiose, artistement choisie, et péniblement conservée aux dépens des bonnes inclinations naturelles et d'un penchant inné que nous avons tous vers la vérité. Je ne sais si de nos jours il ne s'est pas fait quelque abus de cette littéraire singerie; et il me semble que la moue de Bonaparte et celle de Byron ont fait grimacer bien des figures innocentes.
[Note 1: En 1835.]
La vie est trop courte pour que nous en perdions une part précieuse à nous contrefaire. Encore si l'on avait affaire à un peuple grossier et facile à duper! mais le n?tre a l'oeil si prompt et si fin, qu'il reconna?t sur-le-champ à quel modèle vous empruntez ce mot ou ce geste, cette parole ou cette démarche favorite, ou seulement telle coiffure ou tel habit. Il souffle tout d'abord sur la barbe de votre masque et prend en mépris votre vrai visage, dont, sans cela, il e?t peut-être pris en amitié les traits naturels.
Je ferai donc peu le guerrier, ayant peu vu la guerre; mais j'ai droit de parler des males coutumes de l'Armée, où les fatigues et les ennuis ne me furent point épargnés, et qui trempèrent mon ame dans une patience à toute épreuve, en lui faisant rejeter ses forces dans le recueillement solitaire et l'étude. Je pourrai faire voir aussi ce qu'il y a d'attachant dans la vie sauvage des armes, toute pénible qu'elle est, y étant demeuré si longtemps entre l'écho et le rêve des batailles. C'e?t été là assurément quatorze ans de perdus, si je n'y eusse exercé une observation attentive et persévérante, qui faisait son profit de tout pour l'avenir. Je dois même à la vie de l'armée des vues de la nature humaine que jamais je n'eusse pu rechercher autrement que sous l'habit militaire. Il y a des scènes que l'on ne trouve qu'au milieu de dégo?ts qui seraient vraiment intolérables, si l'on n'était pas forcé par l'honneur de les tolérer.
J'aimai toujours à écouter, et quand j'étais tout enfant, je pris de bonne heure ce go?t sur les genoux blessés de mon vieux père. Il me nourrit d'abord de l'histoire de ses campagnes, et, sur ses genoux, je trouvai la guerre assise à c?té de moi; il me montra la guerre dans ses blessures, la guerre dans les parchemins et le blason de ses pères, la guerre dans leurs grands portraits cuirassés, suspendus, en Beauce, dans un vieux chateau. Je vis dans la Noblesse une grande famille de soldats héréditaires, et je ne pensai plus qu'à m'élever à la taille d'un soldat.
Mon père racontait ses longues guerres avec l'observation profonde d'un philosophe et la grace d'un homme de cour. Par lui, je connais intimement Louis XV et le grand Frédéric; je n'affirmerais pas que je n'aie pas vécu de leur temps, familier comme je le fus avec eux par tant de récits de la guerre de Sept ans.
Mon père avait pour Frédéric II cette admiration éclairée qui voit les hautes facultés sans s'en étonner outre mesure. Il me frappa tout d'abord l'esprit de cette vue, me disant aussi comment trop d'enthousiasme pour cet illustre ennemi avait été un tort des officiers de son temps; qu'ils étaient à demi vaincus par là, quand Frédéric s'avan?ait grandi par l'exaltation fran?aise; que les divisions successives des trois puissances entre elles et des généraux fran?ais entre eux l'avaient servi dans la fortune éclatante de ses armes; mais que sa grandeur avait été surtout de se conna?tre parfaitement, d'apprécier à leur juste valeur les éléments de son élévation, et de faire, avec la modestie d'un sage, les honneurs de sa victoire. Il paraissait quelquefois penser que l'Europe l'avait ménagé. Mon père avait vu de près ce roi philosophe, sur le champ de bataille, où son frère, l'a?né de mes sept oncles, avait été emporté d'un boulet de canon; il avait été re?u souvent par le Roi sous la tente prussienne, avec une grace et une politesse toutes fran?aises, et l'avait entendu parler de Voltaire et jouer de la fl?te après une bataille
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