gagnée. Je m'étends ici presque malgré moi, parce que ce fut le premier grand homme dont me fut tracé ainsi, en famille, le portrait d'après nature, et parce que mon admiration pour lui fut le premier sympt?me de mon inutile amour des armes, la cause première d'une des plus complètes déceptions de ma vie. Ce portrait est brillant encore, dans ma mémoire, des plus vives couleurs, et le portrait physique autant que l'autre. Son chapeau avancé sur un front poudré, son dos vo?té à cheval, ses grands yeux, sa bouche moqueuse et sévère, sa canne d'invalide faite en béquille, rien ne m'était étranger; et, au sortir de ces récits, je ne vis qu'avec humeur Bonaparte prendre chapeau, tabatière et gestes pareils; il me parut d'abord plagiaire: et qui sait si, en ce point, ce grand homme ne le fut pas quelque peu? qui saura peser ce qu'il entre du comédien dans tout homme public toujours en vue? Frédéric II n'était-il pas le premier type du grand capitaine tacticien moderne, du roi philosophe et organisateur? C'étaient là les premières idées qui s'agitaient dans mon esprit, et j'assistais à d'autres temps racontés avec une vérité toute remplie de saines le?ons. J'entends encore mon père tout irrité des divisions du prince de Soubise et de M. de Clermont; j'entends encore ses grandes indignations contre les intrigues de l'OEil-de-Boeuf, qui faisaient que les généraux fran?ais s'abandonnaient tour à tour sur le champ de bataille, préférant la défaite de l'armée au triomphe d'un rival; je l'entends tout ému de ses antiques amitiés pour M. de Chevert et pour M. d'Assas, avec qui il était au camp la nuit de sa mort. Les yeux qui les avaient vus mirent leur image dans les miens, et aussi celle de bien des personnages célèbres morts longtemps avant ma naissance. Les récits de famille ont cela de bon, qu'ils se gravent plus fortement dans la mémoire que les narrations écrites; ils sont vivants comme le conteur vénéré, et ils allongent notre vie en arrière, comme l'imagination qui devine peut l'allonger en avant dans l'avenir.
Je ne sais si un jour j'écrirai pour moi-même tous les détails intimes de ma vie; mais je ne veux parler ici que d'une des préoccupations de mon ame. Quelquefois, l'esprit tourmenté du passé et attendant peu de chose de l'avenir, on cède trop aisément à la tentation d'amuser quelques désoeuvrés des secrets de sa famille et des mystères de son coeur. Je con?ois que quelques écrivains se soient plu à faire pénétrer tous les regards dans l'intérieur de leur vie et même de leur conscience, l'ouvrant et le laissant surprendre par la lumière, tout en désordre et comme encombré de familiers souvenirs et des fautes les plus chéries. Il y a des oeuvres telles parmi les plus beaux livres de notre langue, et qui nous resteront comme ces beaux portraits de lui-même que Rapha?l ne cessait de faire. Mais ceux qui se sont représentés ainsi, soit avec un voile, soit à visage découvert, en ont eu le droit, et je ne pense pas que l'on puisse faire ses confessions à voix haute, avant d'être assez vieux, assez illustre ou assez repentant pour intéresser toute une nation à ses péchés. Jusque-là on ne peut guère prétendre qu'à lui être utile par ses idées ou par ses actions.
Vers la fin de l'Empire, je fus un lycéen distrait. La guerre était debout dans le lycée, le tambour étouffait à mes oreilles la voix des ma?tres, et la voix mystérieuse des livres ne nous parlait qu'un langage froid et pédantesque. Les logarithmes et les tropes n'étaient à nos yeux que des degrés pour monter à l'étoile de la Légion d'honneur, la plus belle étoile des cieux pour des enfants.
Nulle méditation ne pouvait encha?ner longtemps des têtes étourdies sans cesse par les canons et les cloches des Te Deum! Lorsqu'un de nos frères, sorti depuis quelques mois du collège, reparaissait en uniforme de housard et le bras en écharpe, nous rougissions de nos livres et nous les jetions à la tête des ma?tres. Les ma?tres mêmes ne cessaient de nous lire les bulletins de la Grande Armée, et nos cris de _Vive l'Empereur!_ interrompaient Tacite et Platon. Nos précepteurs ressemblaient à des hérauts d'armes, nos salles d'études à des casernes, nos récréations à des manoeuvres, et nos examens à des revues.
Il me prit alors plus que jamais un amour vraiment désordonné de la gloire des armes; passion d'autant plus malheureuse que c'était le temps précisément où, comme je l'ai dit, la France commen?ait à s'en guérir. Mais l'orage grondait encore, et ni mes études sévères, rudes, forcées et trop précoces, ni le bruit du grand monde, où, pour me distraire de ce penchant, on m'avait jeté tout adolescent, ne me purent ?ter cette idée fixe.
Bien souvent j'ai souri de pitié
Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.