Scènes de mer, Tome II | Page 8

Édouard Corbière
longues lettres blanches:
LE FANTOME!
C'était la réponse, la seule réponse que le capitaine avait jugé à propos
de faire à l'Anglais qui venait de lui dire qu'il ne devait pas avoir peur.
A la vue de ce nom si connu, de ce mot qui à lui seul était une
révélation pour tous les marins, les matelots du Mascarenhas s'écrièrent:
C'est le Capitaine-Noir! c'est le Capitaine-Noir! Et les regards des
passagers, remplis d'une avide curiosité, s'attachent pour ne plus la
quitter sur la mâle figure du commandant du Fantôme.
Dès que le brick, après la légère arrivée qu'il venait de faire, eut repris
la route qu'il tenait auparavant à côté du Mascarenhas, le capitaine
anglais, remis un peu du trouble que lui avait causé l'apparition du
Fantôme et de son redoutable commandant, renoua en ces termes et
avec un reste d'émotion la conversation qu'il avait commencée quelques
minutes auparavant:

--Commandant, je vous demande pardon d'avoir employé une
expression qui a paru vous déplaire; mais je ne savais pas....
Le commandant du Fantôme, à ces mots, se contenta de faire un signe
de tête négatif qui signifiait que l'expression du capitaine n'avait pu
l'offenser.
L'Anglais reprit, toujours avec la même altération de voix:
--Mais je ne savais pas avoir l'honneur de parler au Capitaine-Noir. Je
me félicite, au surplus, d'avoir rencontré, à la suite de tous mes
malheurs, un homme aussi renommé par l'intrépidité de son caractère
que par l'humanité de son coeur.
--Finissons-en. De quoi avez-vous le plus besoin?
--D'un chirurgien, commandant, et de quelques vivres un peu frais pour
nos pauvres malades.
--Mon chirurgien ne peut passer qu'une heure à votre bord: des vivres,
vous allez en avoir.
Un geste impérieux du Capitaine-Noir fit sortir comme par magie de
l'entrepont, où se trouvaient rangés en silence ses matelots et ses
officiers, neuf hommes qui, paraissant avoir deviné l'intention de leur
chef, s'empressèrent de placer quelques barils et beaucoup de
provisions dans un canot suspendu, le long du gaillard d'arrière, sur
d'élégans montans en fer.
A un autre signe du Capitaine-Noir, le navire se trouva mis en panne, et
les neuf hommes laissèrent glisser, sans dire un seul mot, l'embarcation
à la mer.
Jamais les marins du Mascarenhas n'avaient encore vu une manoeuvre
exécutée avec autant de promptitude, de précision et de silence. C'était,
comme disaient les matelots, des ombres de canotiers qui paraissaient
avoir mis à la mer une ombre d'embarcation. Jamais, selon eux, navire
n'avait été mieux nommé que celui-là: LE FANTOME!!!

Le Mascarenhas, en voyant la manoeuvre faite par son voisin, mit
comme lui en panne aussi bien et aussi vivement qu'il le put; mais
quelle différence! c'était un lourd éléphant voulant imiter la légèreté de
l'oiseau qui plane et se joue dans les airs.
Le canot rapide du Fantôme élonge le grand navire; les huit matelots
qui le montent relèvent d'un seul mouvement les huit avirons, avec
lesquels semblent se jouer leurs vigoureuses mains; les provisions et les
barils qu'ils ont l'ordre de livrer au capitaine anglais sont déposés sur le
pont du bâtiment, sans que les marins qui les transportent osent franchir
le plabord. Un seul homme monte à bord du Mascarenhas, c'est le
chirurgien du Fantôme, qui a tenu la barre du gouvernail du canot
pendant le court trajet qu'il a fallu faire pour se rendre de l'un à l'autre
navire.
A l'aspect de ce jeune et grave officier, la figure des malades s'épanouit,
et une lueur d'espoir se laisse voir à travers la douleur qui contracte
leurs traits décomposés. Les passagers et les matelots entourent
l'étranger. C'est un dieu réparateur qui leur apporte un baume pour leurs
plaies, une consolation pour toutes leurs souffrances. Il interroge, il
examine, il ordonne. On l'écoute comme un oracle; on recueille ses
moindres paroles comme des arrêts célestes; on devine chacun de ses
gestes; on exécute chacun de ses ordres. La confiance renaît à sa voix,
et l'oubli de tous les maux passés coule de ses lèvres dans les coeurs
des malheureux qu'il ranime par la persuasion et par le besoin même
qu'ils ont de croire à un avenir de bonheur, après toutes les angoisses
qu'ils ont éprouvées, tous les supplices qu'ils ont subis....
Le capitaine anglais seul est inconsolable. Le médecin a déclaré en vain
que l'épidémie ne présentait plus de danger pour la plupart des malades,
et qu'avec les soins qu'il a prescrits leur rétablissement serait assuré, le
malheureux capitaine sent trop, pour partager la joie commune, que le
mal qui le dévore est sans remède. Le médecin, qui soupçonne et qui
apprend le sujet de sa douleur profonde, ne peut lui offrir aucune
consolation; mais il cherche du moins à lui témoigner une bienveillance
affectueuse: c'est le seul moyen d'adoucir l'amertume des maux que
rien ne peut guérir.

--Capitaine, lui dit-il, il ne me reste qu'un devoir
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