Scènes de mer, Tome II | Page 7

Édouard Corbière
oh! s'écrie enfin le capitaine anglais après avoir hésité quelque
temps à prendre le premier la parole.
Tous les yeux se portent alors sur le commandant du brick, qui,
toujours assis sur son dôme, paraît à peine avoir entendu ou avoir
remarqué les mots qui viennent de lui être adressés.
Étonné de ce silence, le capitaine du Mascarenhas croit devoir répéter
son appellation, et il crie de nouveau, et avec plus de force encore que
la première fois:
--Ship, oh!
Pour toute réponse, celui à qui il vient de parler se contente de prendre
négligemment un petit porte-voix en argent, sans changer de place, et
de lui faire entendre ces seuls mots:
--Parlez français. Je n'aime pas l'anglais!
Le ton dédaigneux d'une réponse aussi sèche et aussi laconique semble
d'abord déconcerter un peu le capitaine anglais. Avant de se résoudre à
adresser la parole en français au commandant du brick noir, il croit
prudent de faire hisser à la corne de son bâtiment le pavillon de sa
nation. Peut-être, pense-t-il en lui-même, qu'en me voyant arborer les
couleurs anglaises, le brick jugera à propos de me faire connaître aussi
le pays auquel il appartient.... Mais c'est en vain que le pavillon de
l'Angleterre monte et se déploie, en se jouant, en haut du pic du
Mascarenhas, le brick mystérieux n'arbore aucune couleur, ne laisse
échapper aucun signe qui puisse faire supposer au trois-mâts que son

signal ait été aperçu ou que l'on soit dans l'intention d'y répondre.
--A quel homme sommes-nous donc destinés à avoir affaire! dit
tristement le capitaine anglais aux personnes qui l'environnent et qui
paraissent vouloir lire sur sa physionomie chagrine les maux auxquels
il faut peut-être se préparer encore.
--Mais peu importe! ajoute le capitaine; la résignation doit peu nous
coûter maintenant, et l'avenir ne saurait nous réserver des malheurs plus
terribles que ceux qui ont déjà éprouvé notre courage.... Cependant
n'est-il pas cruel, au moment où nous commencions à espérer, de
rencontrer.... C'est égal: soumettons-nous jusqu'au bout à la destinée ou
plutôt à la Providence. Ce capitaine veut que je parle français....
Parlons-lui français, pour faire acte de soumission au sort que le ciel
nous envoie.
Et le vieux marin reprend son porte-voix pour crier à son voisin:
--Oh! du brick, oh!
Un moment d'espérance et une lueur de satisfaction brillent sur les
visages des passagers: ils ont vu le capitaine du brick relever la tête, et
tourner pour cette fois ses regards vers eux. Il répondra, il va même
répondre; mais que va-t-il dire? quel arrêt va rendre la gueule de ce
porte-voix, tournée vers le Mascarenhas? Ce sont les oracles du destin
qui vont retentir dans cet instrument sonore sur lequel tous les yeux et
pour ainsi dire toutes les âmes sont fixés.... Silence! il va parler.
--Holà! a répondu enfin le capitaine inconnu, mais sans changer de
place.
--D'où vient le brick? lui demande alors le capitaine anglais un peu
enhardi.
--De la mer! Et vous, depuis quand avez-vous quitté Londres?
--Hélas! capitaine, depuis cent jours, avec soixante passagers et
vingt-six hommes d'équipage.

Mais comment, se disent les passagers et les marins du trois-mâts,
sait-il que nous venons de Londres?... Silence! dit le capitaine, il va
encore nous parler.
Effectivement, le capitaine étranger a élevé de nouveau son porte-voix:
--Depuis quand le Mascarenhas a-t-il éprouvé des calmes?
--Depuis quarante-et-un jours, capitaine.
--Avez-vous assez de vivres?
--Nous avons épuisé tous ceux que nous avions.
--Et de l'eau?
--Nous en avons recueilli quelques barriques hier pendant la pluie.
--Et vos malades?
--Nous en avons perdu quelques-uns.
--Pourquoi avez-vous abandonné le canot que vous aviez mis hier à la
mer?
--Les malheureux qui le montaient se sont massacrés.... Mon fils
commandait ce canot, qu'il croyait pouvoir conduire jusqu'à bord de
votre navire.
Un moment de silence succéda à ces derniers mots.... Des larmes
étouffaient la voix du malheureux qui venait de les prononcer avec
effort.
Le commandant du brick reprit:....
--De quoi avez-vous le plus besoin?
--D'un chirurgien, capitaine; le nôtre a succombé.

--Je n'en ai qu'un à bord, et je le garde.
--S'il pouvait venir pour quelques instans seulement à notre bord, et
qu'il voulût visiter nos malades, il nous rendrait le service le plus
signalé que la Providence pût nous accorder.
--Oui, la Providence!... Quelle est la maladie qui s'est manifestée chez
vous?
--Je l'ignore; c'est une fièvre, je crois; mais vous n'avez pas besoin
d'avoir peur, elle ne se communique pas.
--Peur! reprend vivement et en souriant avec dédain le capitaine, peur!
et en répétant ce dernier mot il fait un signe à son timonnier, qui pousse
la barre un peu au vent.
Par l'effet de ce petit mouvement le brick arrive, et laisse voir sur la
poupe, qu'il présente dans cette manoeuvre au Mascarenhas, ce mot, ce
mot unique écrit sur son tableau en
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