et aussi étrange ne s'était offert
encore à ses regards, depuis le temps où pour la première fois il avait
parcouru les mers.
Une voilure grisâtre tombait, dans de larges dimensions, de ses longues
vergues supérieures pour aller se border à bloc sur les vergues basses,
au bout desquelles pendillaient encore de légers grappins d'abordage
fourbis avec autant de soin que la lame reluisante d'un sabre. La
peinture noire qui recouvrait toute sa partie extérieure contrastait de la
manière la plus prononcée avec la vivacité de la couche de vermillon de
l'intérieur de sa batterie. Dix-huit caronades, élégamment retenues dans
leurs larges sabords par de belles bragues de soyeux filain blanc,
accidentaient le pont uni et blanc sur lequel elles se trouvaient
uniformément placées et amarrées. Autour de la bôme, d'où partait une
large et haute brigantine, une vingtaine de piques et autant de haches
d'abordage avaient été rangées comme des faisceaux de verges autour
de la hache d'un licteur. Sur la guibre allongée de ce grand brick de
guerre, une figure blanche, dont la tête paraissait être recouverte d'un
manteau, s'élevait à chaque coup de tangage au-dessus des flots comme
pour en effleurer rapidement la surface sans la toucher. Lorsque par
l'effet du mouvement des vagues le Mascarenhas, placé au vent de son
voisin, venait à être exhaussé par la lame, dans le creux de laquelle
tombait alors le brick, l'oeil des curieux, plongeant dans le coffre de ce
mystérieux compagnon de voyage, pouvait voir l'ordre admirable qui
partout régnait avec l'élégance à bord d'un des plus jolis bâtimens
qu'eussent encore supportés les flots.
Une circonstance, bien faite sans doute pour ajouter à la curiosité que la
vue de ce noble bâtiment devait inspirer, avait été remarquée par les
marins du Mascarenhas. Un seul homme, assis sur le dôme de la
chambre, et le timonnier, placé à sa roue de gouvernail, s'étaient
jusque-là montrés sur le pont, depuis la manoeuvre qu'avait dû faire le
brick inconnu pour ne pas dépasser le trois-mâts anglais.
Deux ou trois fois déjà, le capitaine anglais, caché derrière le
bastingage de l'arrière, avait dirigé sa longue-vue sur l'homme assis sur
le dôme, pour tâcher de le reconnaître ou de l'examiner sans pouvoir
être accusé de manquer aux égards que se doivent les capitaines entre
eux.
L'homme assis n'avait pas changé de position. Un large chapeau de
paille noire couvrait à moitié sa figure maigre et brune, et permettait à
peine de voir de temps à autre les deux yeux vifs et enfoncés qu'il
daignait à peine tourner par intervalles sur le Mascarenhas. Une veste
de drap noir ou brun dessinait les larges épaules et le dos un peu voûté
qu'il avait tourné du côté du timonnier.
Ces deux hommes, les seuls que le capitaine anglais eût jusque alors
vus sur le pont de son voisin, ne s'étaient pas encore adressé un seul
mot depuis que les deux navires naviguaient bord à bord, et sans les
mouvemens que le matelot posté à la roue était quelquefois obligé de
faire pour modérer ou prévenir les lancs du bâtiment, on aurait dit de
deux statues posées l'une sur le dôme et l'autre à la barre du gouvernail.
Alarmé ou inquiété de cette rencontre, autant que sa douleur pouvait lui
permettre d'être encore alarmé de quelque chose, le capitaine du
Mascarenhas avait essayé à plusieurs reprises de lire le nom qui
peut-être pouvait se trouver écrit sur l'arrière du brick; mais la position
relative des deux navires ne favorisait guère cette envie de recueillir un
tel indice: comme le brick, placé sous le vent du trois-mâts, nous
l'avons déjà dit, ne présentait à celui-ci que le profil de sa poupe, il n'y
aurait eu que dans le cas où il aurait laissé arriver, que l'on eût pu voir
son arrière à bord du Mascarenhas, et jusque-là il avait toujours paru
chercher à éviter la moindre embardée susceptible d'offrir à son
compagnon la satisfaction qu'il semblait vouloir se procurer, soit en se
laissant culer, soit en venant au vent. A chaque mouvement du
trois-mâts hors de la direction exacte de sa route accoutumée,
l'inévitable brick gouvernait de façon à conserver sa position le long de
son camarade de bordée.
Fatigué enfin de l'obstination que ce brick mystérieux paraissait mettre
à le suivre ou à l'escorter, le capitaine anglais se décida à provoquer
quelques explications sur une manoeuvre aussi étrange et une intention
aussi évidente.
Monté sur sa dunette, et le porte-voix à la main, il se dispose à
interroger celui qu'il suppose être le capitaine du navire qui court si
près de lui.
Les passagers les plus alertes et les matelots les moins abattus
entourent leur chef dans le plus grand silence, et ils s'apprêtent à
recueillir les mots qui vont être échangés dans cet entretien si
intéressant pour eux.
--Ship,

Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.