Scènes de mer, Tome II | Page 5

Édouard Corbière
qui couvraient les gaillards
du navire. La mer, recouvrant le long du bord le mouvement et la voix
qu'elle avait perdus, s'est soulevée pour clapoter à la flottaison. Il n'y a
plus à en douter: c'est du vent qui leur vient, c'est du vent qu'ils ont
senti; c'est le bonheur, c'est la joie, c'est la vie que la brise leur apporte
avec la pluie et l'orage qui les inonde délicieusement, et qui rend enfin
à leur sein altéré la force qu'ils ne trouvaient plus et le courage qu'ils

n'avaient même plus pour mourir!
Les voiles serrées pendant les cruels jours du long supplice de
l'équipage peuvent être bientôt livrées au souffle bienfaisant qui les
arrondit et qui les enfle. Les matelots recouvrent, à défaut de vigueur
encore, un peu d'énergie, réussissent à déferler et à hisser les huniers,
pendant que les passagers recueillent goutte à goutte et comme une
rosée d'or l'eau qui tombe du gréement sur le pont. Les barriques se
remplissent; les malades les moins affaiblis veulent concourir à ce
travail pieux, dussent-ils ne jamais en recueillir les fruits, et expirer du
mal qui les consume, avant d'avoir atteint le rivage vers lequel
recommence à voguer le navire.
Tous ces gens-là enfin s'abandonnent à l'avenir qui leur sourit encore
après tant de maux!
Mais une autre prévoyance que celle de la vie, un autre soin que celui
de quitter ces parages funestes, occupent le capitaine, chef de cette
colonie errante, pour ainsi dire proscrite sur les flots. C'est sur
l'embarcation qu'il a expédiée au large la veille, qu'il fait diriger la route
du bâtiment, au premier souffle de la brise. Lui-même s'est placé à la
barre du gouvernail, car plus puissant que tous les autres par le courage
moral qu'il a su conserver au milieu des malheurs qui pesaient le plus
violemment sur sa tête, il se trouve encore le plus fort après le combat
qu'il lui a fallu livrer à la soif, à la faim, à la maladie et à la douleur.
Le Mascarenhas courut pendant tout le reste de la nuit vers le point où
la veille il avait laissé son canot. Forcé de revenir sur sa route après
n'avoir que lentement avancé dans la direction qu'il avait prise, ce ne
fut qu'aux premières clartés du jour qu'il put découvrir enfin
l'embarcation qu'il avait inutilement cherchée pendant l'obscurité....
Mais quel spectacle funeste s'offrit aux yeux du capitaine quand il put
découvrir et retrouver son embarcation! Le silence le plus effrayant
régnait autour d'elle: aucun des canotiers ne se montrait à bord....
Peut-être, se disaient encore les hommes de l'équipage du navire, se
seront-ils couchés sous les bancs, accablés qu'ils ont dû être par la
fatigue.... Cette lueur d'espoir avait aussi abusé le capitaine.... Bientôt la

plus affreuse réalité ne lui permit plus de douter de tout son malheur.
En approchant le canot, les matelots montés dans les haubans se turent,
et la désolation peinte dans leurs regards apprit assez au capitaine ce
qu'il n'avait déjà que trop redouté....
De larges taches de sang furent les seuls indices que l'on put retrouver
sur le plabord et les bancs du canot, autour duquel rôdaient encore
d'épouvantables requins!...
Personne, dans ce moment si fatal, n'osa proposer de reprendre
l'embarcation à bord: les forces de tout l'équipage y auraient à peine
suffi. Et d'ailleurs, quel spectacle la vue de ce canot n'aurait-elle pas
sans cesse présenté au père qui venait de perdre son fils d'une manière
si funeste, et aux matelots qui pleuraient ceux de leurs camarades morts
avec le jeune officier qui la veille s'était si généreusement immolé au
salut commun!...
Lorsque l'âme est en proie à la plus grande des souffrances qu'elle
puisse éprouver, les événemens extérieurs ne sont plus que bien peu de
chose pour elle. Le bâtiment que la veille le Mascarenhas avait aperçu
avec tant de joie, le bâtiment dans lequel il avait vu un compagnon de
voyage et d'infortune que lui amenait le Providence, s'était approché
sans que le capitaine eût remarqué la manoeuvre qu'il avait faite. Ce ne
fut que lorsque ce navire se trouva rendu presqu'à portée de voix, qu'on
se disposa, à bord du bâtiment anglais, à répondre aux questions qu'on
pourrait adresser, et que son compagnon de route paraissait avoir
l'intention de lui faire.
Mais, contre l'attente générale des marins du Mascarenhas, le bâtiment
qu'ils examinaient se contenta de régler sa vitesse sur celle de son
voisin, et de courir la même bordée que lui pendant long-temps, sans
qu'aucun homme à bord de ce bâtiment inconnu élevât la voix pour leur
adresser un seul mot.
Certes, il ne fallait rien moins que l'apparence singulière de ce nouveau
camarade de route pour arracher le capitaine anglais aux sombres
réflexions dans lesquelles il se trouvait absorbé depuis quelques heures.

Jamais navire d'un aspect aussi sombre
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