fois l'astre du jour a déjà disparu à
leurs yeux abattus, en leur faisant croire que le lendemain le temps leur
permettrait de faire route? N'est-ce pas dans des nuages grisâtres,
comme ceux qu'ils voient encore, que la veille le soleil s'est abaissé sur
l'horizon?
Et quelle brise est venue, et quel changement s'est opéré dans leur
situation? Quelle journée a succédé à la journée passée? La plus cruelle
de toutes celles qu'ils aient encore comptées!... Jusque-là ils avaient
souffert, ils avaient succombé sous les coups meurtriers d'une épidémie;
mais jusque-là au moins ils ne s'étaient pas encore massacrés de leurs
propres mains....
Le capitaine revient sur le pont: l'obscurité qui règne cachera du moins
à son équipage, déjà trop affligé de ses propres maux, le désordre de ses
traits, image trop fidèle du trouble qui l'agite. Il veut parler, donner un
ordre; mais il craint qu'à l'émotion de sa voix, ses gens ne reconnaissent
l'altération de son âme.
Mais ses hommes ont prévenu les désirs et l'ordre de leur chef. Un large
fanal a été hissé au haut du grand mât. La lumière qu'il répand,
immobile comme le navire qu'il éclaire, jette sur le pont une lueur qui
reste attachée aux mêmes objets. Les pâles matelots, marchant à pas
lents à la clarté fixe de ce funèbre flambeau, semblent des fantômes
sortis du sein des flots pour errer sur la carcasse d'un navire abandonné.
Le calme épouvantable de cette scène de mort n'est interrompu de
temps à autre que par des clameurs funestes auxquelles succède bientôt
un lugubre silence: ce sont encore les cris lamentables des hommes de
l'embarcation, et la nuit prêtant une forme nouvelle à leurs voix et une
sonorité plus parfaite aux ondes de l'air, on entend du bord jusqu'aux
mots que prononcent les canotiers expirant avec rage sous les coups
qu'ils se portent dans leur homicide délire.
Les heures fatales de la nuit s'écoulent dans cette horrible anxiété. A
bord, tout le monde veille, et tout le monde se tait. Les matelots n'osent
s'adresser un seul mot; les passagers, dispersés sur le pont, sont
absorbés dans leur douleur et leurs souffrances. Les malades, étendus
sur les matelas qui les ont reçus depuis tant de jours, demandent en vain
le sujet de la stupeur nouvelle de ceux de leurs amis qui les
environnent.... Personne ne répond à leurs questions. Ils appellent le
capitaine, ils l'implorent comme un dieu aux pieds duquel ils ont placé
leur dernière espérance.... si toutefois il leur est permis d'espérer
encore....
Le capitaine, assis à l'écart sur le couronnement, est plongé dans le plus
profond accablement, et nul n'oserait, oubliant le respect que doit
inspirer son désespoir, interrompre la funeste méditation à laquelle il
s'abandonne.
Jamais encore, malgré les longues privations qu'ils ont éprouvées,
malgré les inconcevables tortures qu'ils ont subies, les infortunés du
Mascarenhas n'avaient été livrés à une consternation pareille à celle qui
paraît les avoir frappés comme d'un coup de foudre lancé du haut de ce
ciel qu'ils ont si vainement imploré.... Long-temps l'équipage reste
comme anéanti, et la mort enfin semble avoir enveloppé pour la
dernière fois d'un linceul éternel, le navire, les marins, et les voyageurs
qui leur avaient confié leur vie et leur fortune! Les objets mêmes qui
environnent ces malheureux semblent aussi partager leur sort et devenir
inanimés ou inertes comme eux. Le fanal qui du haut du mât éclairait
quelque temps auparavant le pont du bâtiment, s'éteint par degrés
comme la lampe funèbre qui s'évanouit dans l'obscurité sur le cercueil
d'un mort.... Elle ne jette que par intervalles sa lueur expirante sur les
livides figures des acteurs de cette scène sépulcrale....
Mais au moment où la clarté du fanal va se dissiper pour toujours dans
l'air sans vie comme lui, un souffle léger agite la lumière, qui pour cette
fois a vacillé en jetant autour du navire sa mobile lueur.
La tête d'un homme absorbé jusque-là dans l'amertume de ses
réflexions s'est relevée tout-à-coup, ses yeux se sont portés avec la
rapidité de l'éclair sur le fanal que la brise a balancé au haut du grand
mât.
C'est le capitaine, qui, en s'élançant du couronnement sur le gaillard
d'arrière, a senti sur ses joues abattues l'impression de la fraîcheur de
l'air.
Ce n'est pas de la joie qu'il éprouve encore, c'est du délire, et malgré
l'espèce d'égarement qui s'est emparé de lui, il s'arrête palpitant,
craignant encore d'être abusé par un fol espoir.... Mais non, ses gens ont
senti comme lui la première bouffée de la brise qui se forme. Tous ils
se sont levés, prêts à exécuter le commandement qu'ils attendent de leur
capitaine. L'espérance à laquelle s'ouvrent leurs coeurs n'est plus une
illusion; le vent, sorti de gros nuages qui se sont amoncelés à l'horizon,
a frémi dans les cordages, a agité les tentes
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