Scènes de mer, Tome I | Page 7

Édouard Corbière
courtisai sans penchant, Et je l'obtins sans résistance, Car c'est toujours ainsi qu'en France Se gouverne le sentiment.
Elle était vive et je fus froid, Je dus compter fort peu sur elle. Cependant, presque malgré moi, Ma conquête me fut fidèle. Comment, souvent je me disais En admirant tant de constance, Ai-je trouvé tout juste en France Ce qu'on n'y vient chercher jamais!
Ma belle jusqu'au dernier jour Voulut m'aimer, je la crus folle, Et me joua le mauvais tour D'être fidèle à sa parole.
Je le demande, n'est-ce pas Jouer de malheur, n'en déplaise, De tomber sur une Fran?aise Qui vous aime jusqu'au trépas!
Les convives trouvèrent charmante la mauvaise chanson du subrécargue, et s'extasièrent sur le talent du chanteur. Celui-ci s'excusa le plus modestement qu'il put de n'avoir pas retrouvé après boire tous les moyens qu'il avait ordinairement en se levant, quand il lui prenait fantaisie de se dérouiller la voix. Le tra?tre! Il aurait voulu qu'on lui demandat bis, et il aurait impitoyablement recommencé sa romance sans l'intervention du capitaine Sautard, qui, en entendant gronder le tonnerre et tomber la pluie, s'écria fort à propos qu'il était prudent de retourner à bord pour veiller à la s?reté du navire pendant la nuit. Le gouverneur, tout en approuvant l'exactitude et la vigilance du capitaine, invita ses deux h?tes à ne pas le quitter sans sabler encore un verre de Madère à sa santé. On en but deux, on en but peut-être même quatre, et les deux Fran?ais se séparèrent de leur Amphytrion britannique, enchantés du bon accueil qu'ils avaient re?u de lui et du marché qu'ils lui avaient en quelque sorte fait accepter.

CHAPITRE II.
La charte-partie en règle.
Le lendemain d'un grand d?ner, on n'est quelquefois pas plus raisonnable qu'on ne l'était à la fin du repas; mais le lendemain, on considère du moins les choses avec plus de calme et de sang-froid qu'on ne les voyait la veille à travers les fumées d'un vin capiteux. C'est là, hélas! le triste et seul avantage que les hommes à jeun peuvent se flatter, pour la plupart, d'avoir sur les hommes qui ont beaucoup bu!
Quand M. le subrécargue Laurenfuite vint revoir le gouverneur de Sierra-Leone pour lui parler du projet qu'ils avaient à peu près arrêté la veille, il trouva l'autorité coloniale dans des dispositions d'esprit assez différentes de celles dans lesquelles il l'avait laissée quelques heures auparavant. L'autorité avait dormi quelque peu la nuit, et toute l'ardeur qu'elle avait montrée pendant le repas pour les belles et vives Fran?aises s'était singulièrement refroidie avec le sommeil qu'elle avait go?té. Cependant le subrécargue insista éloquemment pour mettre à exécution le dessein qu'il avait m?ri, disait-il, dans l'intérêt du gouverneur. Tous les gens qui s'imaginent être éloquens et persuasifs finissent toujours, non pas par persuader, mais par importuner tant, qu'ils réussissent à obtenir à force d'audace et de bavardage tout ce que pourraient obtenir les hommes les plus entra?nans du monde. C'est là ce qui m'explique, jusqu'à certain point, les succès des fats auprès des femmes, et ceux des intrigans auprès des puissances du jour. Je vais même, pour ne pas être obligé de mépriser trop le beau sexe, jusqu'à penser que ce n'est qu'à force d'importunité que les sots réussissent aussi souvent auprès de lui; car si l'on supposait autre chose, quelle opinion pourrait-on avoir des belles qui se laissent subjuguer par les plus insupportables de tous les hommes! Je tiens beaucoup à estimer les femmes qui ont des faiblesses, et j'en reviens à M. Laurenfuite.
--Comment voulez-vous, lui dit le gouverneur, que je passe sérieusement avec vous un marché qui me couvrirait tout au moins de ridicule s'il venait à être connu?
--Notre marché sera tenu caché, monsieur le gouverneur, je vous en donne ma parole d'honneur, et je n'exige de vous qu'une simple signature.
--Mais c'est là justement ce que je ne veux pas vous donner! Ce serait sanctionner, en compromettant mon nom, la plus insigne folie dont on ait jamais entendu parler.
--Mais au moins donnez-nous votre approbation?
--Faites ce que vous voudrez, je n'ai pas le droit de vous empêcher d'agir comme vous paraissez décidé à le faire. Mais notez bien que je ne veux me mêler de rien.
--Vous consentirez bien cependant à payer les frais, si je vous amène ici une femme aimable, jolie et de la première qualité?
--Pour les frais, nous n'en sommes pas encore là, Dieu merci!
--Mais quand nous en serons à acquitter les comptes, ferez-vous les choses de bonne grace, et puis-je compter sur votre parole?
--Nous verrons, vous dis-je, si jamais vous êtes assez insensé pour exécuter votre dessein.
--A la bonne heure, voilà ce qui s'appelle parler, car avec un homme comme vous la parole vaut l'enjeu. Je vais vous lire, si votre excellence veut bien me le permettre, le projet de connaissement ou de charte-partie que j'ai rédigé hier au soir même, en
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