Scènes de mer, Tome I | Page 6

Édouard Corbière
si ce n'est que je ne suis pas faché de les avoir dans les dimensions de quatre pieds onze à cinq pieds deux ou trois pouces.
LE SUBRéCARGUE.--Et vous les faut-il grasses ou maigres?
LE GOUVERNEUR.--Un peu plus fortes que fluettes.
LE CAPITAINE.--Comme qui dirait potelées, n'est-ce pas? Oui, parce qu'une fois dans ce climat-ci, elles maigrissent que de reste par l'effet de la transpiration. Le déchet de la marchandise est toujours bon à prévoir.
LE SUBRéCARGUE.--Nous voilà donc fixés sur la qualité et l'espèce de notre commande, et je vous promets, monsieur le gouverneur, de donner tous mes soins à remplir la commission dont vous voulez bien me charger.
LE GOUVERNEUR.--Doucement, messieurs, je ne vous charge expressément de rien, et je ne me sens pas encore disposé à faire d'une plaisanterie une affaire de commerce en règle. Que dirait-on, bon Dieu, en Angleterre, si l'on venait à apprendre que le gouverneur d'une des possessions de sa majesté britannique a fait la traite des blanches? Il y aurait là de quoi me brouiller à tout jamais avec mon gouvernement et avec tous les philanthropes du monde!
LE CAPITAINE.--Et ma foi! au bout du compte, on dirait tout ce qu'on voudrait! Tiens! la belle affaire! Ne vaut-il pas mieux faire la traite des blanches de bonne volonté, que la traite des négresses par force! C'est pour votre bonheur que nous travaillerons, monsieur le gouverneur. C'est là ce à quoi il faut que vous pensiez d'abord. Les considérations viendront après.... Nous vous amènerons une jolie poulette du premier numéro à notre prochain voyage, et puis ma foi, quand vous la tiendrez, vogue la galère! Voilà comme je suis, moi!
LE GOUVERNEUR.--Si, comme je suis bien loin encore de supposer, vous m'ameniez une femme, je la prendrais peut-être pour une semaine ou deux, je ne m'en défends pas. Mais dans le cas où vous feriez cette folie, tenez-vous bien pour avertis, messieurs, que je ne me suis mêlé de rien, et que je laisserai tout sur votre compte.
LE SUBRéCARGUE.--Excepté cependant les frais d'expédition de la marchandise, monseigneur?
LE GOUVERNEUR.--Les frais de la marchandise?... Oui, je ne me refuse pas de les faire, si, comme vous me le dites, la marchandise me convient. J'ai tant prodigué d'or pour des femmes qui valaient si peu, qu'en vérité je croirais bien pouvoir débourser quelques guinées pour une jolie Européenne.
LE CAPITAINE.--C'est cela, morbleu. Voilà une affaire conclue. J'aime cette rondeur dans les relations commerciales.
LE SUBRéCARGUE.--Et dès demain je vous présenterai, monseigneur, un petit projet de connaissement pour régler nos conditions.
LE CAPITAINE.--Fort bien; voilà qui est entendu. Il n'y faut plus penser. Voyons, monsieur Laurenfuite, pour changer la conversation, chantez-nous donc une de ces jolies romances que vous nous répétez d'un bout de la traversée à l'autre.... Vous allez l'entendre, monseigneur; ce gaillard-là chante, quand il veut s'en donner la peine, comme une dorade. C'est à mourir de rire lorsqu'il se lance à pleine voix dans la zone tropicale du sentiment. A bord, moi qui vous parle, je ne puis pas souffrir qu'il roucoule; mais à terre, rien ne m'amuse autant que de l'entendre s'escrimer sur la musique, en roulant ses yeux comme une carpe frite.
LE SUBRéCARGUE.--Mais savez-vous bien, capitaine Sautard, que ce que vous dites là ne serait guère propre à donner à son excellence l'envie de m'entendre chanter! Je veux bien croire que je suis loin d'être un Orphée, mais sans prétendre à égaler les virtuoses, je puis fort bien avoir mon mérite comme amateur.
LE GOUVERNEUR.--Je n'en doute pas un seul instant, monsieur le subrécargue, et pour nous prouver que le vrai talent peut s'allier à la modestie, ayez la complaisance de nous chanter une romance; c'est un plaisir nouveau que vous me procurerez.
LE SUBRéCARGUE.--Puisque votre excellence le désire, et que le capitaine Sautard m'en a prié, je vais vous faire entendre, messieurs, une petite chanson que l'on m'a long-temps attribuée et qui n'est cependant pas de moi, car tout le monde a trouvé qu'elle était remplie d'esprit.
LE CAPITAINE.--Raison de plus pour qu'elle soit de vous! Ah ?a, savez-vous bien, monsieur Laurenfuite, que ce soir vous êtes devant M. le gouverneur d'une diable de modestie farouche que je ne vous ai jamais connue à la mer!
LE SUBRéCARGUE.--Laissez-moi donc, mon ami. C'est la beauté introuvable et trouvée que je vais vous chanter. Il s'agit d'une aimable Fran?aise qui fut fidèle jusqu'à la mort à un amant assez indifférent pour elle. La chanson, comme vous le voyez, monsieur le gouverneur, est de circonstance.
J'ai parcouru bien des pays Pour trouver des femmes constantes; De l'Inde j'ai vu les houris, Et du nord les beautés piquantes. Toutes m'inspiraient de l'ardeur, Mais aucune une flamme pure; Et j'en voulais à la nature Que j'accusais de mon erreur.
Enfin à Paris j'arrivai, Fatigué de mes courses vaines, Et sans la chercher je trouvai Celle qui sut finir mes peines. Je la
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