Scènes de mer, Tome I | Page 5

Édouard Corbière
aise? au contraire, vous voyez bien que je l'écoute tant que je peux. Continuez, si vous le voulez bien, monsieur le gouverneur de Sierra-Leone; vous me faites plaisir, et je suis tout oreilles depuis que vous avez parlé de Fran?aises et de Parisiennes. Oh! les gueuses de femmes! les gueuses de femmes! c'est le paradis pour moi, quand ce n'est pas l'enfer. M'y v'là; je suis tout à ce que vous allez me dire.
LE GOUVERNEUR.--Jamais la solitude à laquelle mon gouvernement m'a condamné au milieu de tout mon monde ne m'a paru plus pesante que depuis que je n'ai plus auprès de moi une amie à qui je puisse communiquer toutes mes pensées, faire partager toutes mes émotions, et confier quelquefois toutes mes peines.
LE SUBRéCARGUE.--Mais vous avez donc eu le bonheur de posséder ici une amie digne de vos précieuses confidences et de votre tendresse?
LE GOUVERNEUR.--Oui; une esclave qui avait re?u assez d'éducation pour me comprendre.... Mais des raisons d'économie m'ont forcé à me priver d'elle, à mon grand regret....
LE CAPITAINE.--C'est-à-dire que, comme Joseph, qui fut brocanté par ses frères, votre douce amie a été mise à l'encan. Ah! que voulez-vous? quelquefois il faut bien en passer par là. Mais en France, voilà un avantage que nous n'avons pas: les femmes se louent; mais malheureusement nous n'avons pas le droit de les vendre.
LE SUBRéCARGUE.--Et pourquoi, monsieur le gouverneur, n'avez-vous pas chargé les capitaines fran?ais qui viennent de temps à autre vous visiter de vous ramener une Parisienne pour votre usage particulier et pour vous consoler de votre veuvage?
LE GOUVERNEUR.--Aucun d'eux ne m'inspirait assez de confiance pour que je le chargeasse d'une mission aussi difficile et aussi délicate.
LE CAPITAINE.--Ah! je le crois bien! Les femmes sont une marchandise si chanceuse! On dit que c'est comme les melons, et qu'il faut en go?ter plusieurs avant de réussir à en trouver une bonne.
LE GOUVERNEUR.--Et puis, à vous dire vrai, jamais je n'ai eu l'occasion d'avoir avec les capitaines de votre nation la conversation que nous venons d'entamer ensemble.
LE SUBRéCARGUE.--Et si nous nous chargions, le capitaine Sautard et moi, à notre premier voyage dans votre gouvernement, de vous rapporter de France la beauté qu'il vous faut pour dissiper vos ennuis et charmer votre existence!
LE GOUVERNEUR.--Mais est-ce là une chose bien possible?
LE SUBRéCARGUE.--C'est la chose du monde la plus facile, si vous me donnez un ordre et si nous nous en mêlons tous les deux.
LE CAPITAINE.--Il n'y a pas de doute; si vous vous en mêlez surtout, monsieur Laurenfuite. Tel que vous le voyez, monsieur le gouverneur, cet homme-là est un des plus fameux connaisseurs, et avec son talent pour le chant et la guitare, il est fait pour vous pêcher la plus jolie femme de Paris, en trois couplets, avec ou sans accompagnement.
LE GOUVERNEUR.--Oui; mais entendons-nous. Dans le cas où nous viendrions à conclure le fol arrangement que vous me proposez, c'est pour mon compte et non pas pour le v?tre que je voudrais qu'on me ramenat une femme ici.
LE CAPITAINE.--Comment le comprenez-vous donc! J'espère bien que l'affaire se passerait ainsi. D'ailleurs, nous autres, voyez-vous, nous n'avons jamais l'habitude de toucher à la marchandise que l'on nous confie.... Demandez plut?t à M. le subrécargue.
LE SUBRéCARGUE.--Mais, pour preuve de nos scrupules à cet égard, M. le gouverneur n'a qu'à nous faire le plaisir de déguster ce verre de Madère que j'ai eu l'honneur de lui verser. Il verra bien au go?t si nous avons respecté la marchandise en route. Avec les quinze pipes que nous avons prises à Funchal, nous eussions pu en faire dix-huit ou vingt pipes sans nous gêner, et cependant....
LE CAPITAINE.--Et nous aurions bien pu même toucher tout bonnement à Ténériffe, et faire passer ensuite le liquide de notre cargaison pour du Madère sec et estampillé dans l'?le; mais, fi donc! rien que d'y penser cela ferait mal au coeur.
LE SUBRéCARGUE.--Nous a vous bien mieux aimé gagner moins, fournir mieux, et rester ensuite en paix avec notre conscience d'honnêtes spéculateurs.... Eh bien! ce que nous avons fait pour le Madère, nous le ferons pour la personne que nous vous laisserons au prix co?tant. Loin de chercher à la frauder, nous l'emballerons avec le plus grand soin et le plus parfait désintéressement.
LE GOUVERNEUR.--Et quel serait encore ce prix co?tant?
LE SUBRéCARGUE.--Je ne pourrais guère vous le dire maintenant, à quelques francs près, attendu que je n'ai pas encore fait de ces genres d'affaires. Mais tout ce que nous pouvons vous promettre, c'est que nous tacherons de vous avoir ce qu'il y a de meilleur au plus doux prix possible.... Les brunes vous vont-elles?
LE GOUVERNEUR.--J'aime autant les blondes.
LE CAPITAINE.--C'est comme moi, et je dirai même que j'aime mieux les blondes, pourvu qu'elles ne tirent pas trop sur le rouge vif.
LE SUBRéCARGUE.--Les aimez-vous hautes en taille?
LE GOUVERNEUR.--Mais pas trop, entre les deux.
LE CAPITAINE.--C'est encore comme moi,
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 59
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.