Scènes de mer, Tome I | Page 4

Édouard Corbière
des subordonnés presque aussi ennuyés que moi, ou sur des esclaves encore moins malheureux que leur ma?tre, peut-être.
LE CAPITAINE.--Vous voudriez une Fran?aise à Sierra-Leone! Peste, monsieur le gouverneur, vous n'êtes pas dégo?té! Et moi aussi j'en voudrais bien une ou deux, ou trois même s'il était possible.
LE SUBRéCARGUE.--Mais ce que demande là monseigneur n'est peut-être pas à trouver chose aussi difficile qu'on le pense.
LE CAPITAINE.--Comment! est-ce que vous auriez sous la main une de nos compatriotes à procurer à M. le gouverneur?
LE SUBRéCARGUE.--Non pas; je ne parle nullement de cela. Je dis seulement qu'une belle et bonne Fran?aise ne serait pas si difficile à trouver avec du temps.
LE CAPITAINE.--Oh! avec du temps, avec du temps! Parbleu, je le crois bien; avec du temps on a bati Paris, ce qui était, je pense, plus difficile que de pêcher à la ligne une femme comme il y en a cinquante à soixante mille sur le pavé de notre capitale.
LE GOUVERNEUR.--C'est justement une Parisienne que je voudrais; car j'en ai connu de ces Parisiennes, et vraiment, avec votre vin de Champagne, c'est je crois ce que vous avez de mieux en France.
LE SUBRéCARGUE.--Monseigneur, vous êtes en vérité trop bon, et je suis tout-à-fait de votre avis. Mais pourquoi, puisque, comme dans le Calife de Bagdad,
A Fran?aise vive et légère Vous voulez consacrer vos soins et votre ardeur,
n'avez-vous pas cherché à vous faire venir une Parisienne ici?
LE GOUVERNEUR.--Et pourquoi vos Parisiennes sont-elles à Paris et suis-je à Sierra-Leone? Croyez-vous qu'il soit si facile de faire faire une si longue route à vos aimables compatriotes, quelque légères et quelque inconstantes qu'on puisse les supposer?
LE SUBRéCARGUE.--Les montagnes ne se rencontrent pas, monseigneur; mais un homme et une femme, c'est bien différent. Avec de l'or, un peu de peine et autant d'adresse, on rapproche toutes les distances. Et puis, il est si aisé d'opérer un rapprochement entre un gouverneur et une jolie Fran?aise?
LE CAPITAINE.--Oui, cela me semble assez naturel et assez faisable en effet. J'ai connu, dans le Brésil, un vieux sénateur qui se faisait fournir de femmes européennes par tous les navires qui naviguaient entre Bordeaux ou Nantes et Bahia, et ce vieux drille était un des plus grands consommateurs de sexe que j'aie jamais vu de ma vie; et pour vous en donner une idée, tenez, je vais vous citer ici un de ses traits de consommation.
Un batiment anglais chargé de femelles qu'on avait embarquées pour aller peupler une ?le nouvellement découverte se trouve forcé de relacher à Bahia, dans la baie de Tous-les-Saints, que le diable confonde! Bref, ne sachant que faire de sa cargaison pendant la réparation qu'il était obligé de faire faire à sa coque, le capitaine anglais voulut mettre une partie de son mauvais lest à terre. Ne voilà-t-il pas que notre vieux sénateur, après avoir pris un échantillon de la marchandise, proposa au capitaine de lui prendre le tout au prix de facture! Or, comme notre Anglais avait monté à lui seul l'entreprise, il vous vendit sans plus de fa?on le chargement en magasin. Je vous demande si ce n'est pas là un trait d'amateur enragé sur l'article? J'ai bien vu du pays dans ma vie, et des lurons de toute espèce et de tout calibre, mais jamais, je vous en donne ma parole, je n'en ai connu aucun de la force de ce vieux coquin de sénateur de Bahia, ancienne capitale du Brésil, située par les 13 et quelque chose de latitude sud, dans la baie de San-Salvador.
LE GOUVERNEUR.--Je suis à cent lieues, capitaine, et je vous prie d'en être bien convaincu, de me croire de cette force-là; mais....
LE CAPITAINE.--Oh! ce que j'en dis, monsieur le gouverneur, vous entendez bien, ce n'est pas pour vous comparer à ce vieux débauché de sénateur de Bahia, bien loin de là; mais je voulais vous rappeler seulement qu'il y a sous la calotte du firmament des personnages bien étonnans pour la partie des femmes. A c?té de quelques-uns d'entre eux, voyez-vous, vous et moi nous ne serions peut-être que des ganaches, comme j'ai l'honneur de vous le dire.
LE GOUVERNEUR.--Sans être, comme je vous l'ai déjà dit, d'une force aussi redoutable, j'aime, je l'avouerai, ces femmes aimables qui vous séduisent par des riens, qui vous agacent par de petites contrariétés même. Je sens que pour moi, être irrité ce serait vivre, respirer, presque jouir encore....
LE CAPITAINE.--J'entends; c'est comme M. Laurenfuite, que vous voyez; un tempérament blasé sur l'article! C'est des épices qu'il faut à ces tempéramens-là, comme du piment pour les palais qui ne sentent plus le vinaigre et le poivre.
LE SUBRéCARGUE.--Mais, de grace, mon cher capitaine Sautard, laissez M. le gouverneur achever! Vous l'interrompez toujours dans les passages les plus intéressans.
LE CAPITAINE.--Tiens, en voilà bien une autre à présent! Est-ce que j'empêche, par hasard, M. le gouverneur de parler tout à son
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