ou jamais, que je
trouverai l'homme avec ses bons instincts. C'est là, ou jamais, que je
pourrai guérir cette invincible tristesse qui m'a suivi dans cette
mansarde, où j'ai retrouvé le spectre du dégoût assis au pied de mon lit.
Son plan était tout tracé, et il le mit sur-le-champ à exécution. Huit
jours après, Ulric, sous le nom de Marc Gilbert, avait revêtu le sarreau
plébéien, et entrait comme apprenti dans un grand atelier du voisinage.
Au bout de six mois, il savait assez son métier pour être employé
comme ouvrier. À dessein il avait choisi dans l'industrie une des
professions les plus fatigantes et exigeant plutôt la force que
l'intelligence. Il s'était fait mécanique vivante, outil de chair et d'os. Et,
en voyant ses doigts glorieusement mutilés par les saintes cicatrices du
travail, c'est à peine s'il se reconnaissait lui-même dans le robuste Marc
Gilbert, lui, l'élégant Ulric de Rouvres, dont la main aristocratique
aurait jadis pu mettre, sans le rompre, le gant de la princesse Borghèse.
Cependant, malgré le rude labeur quotidien auquel il s'était voué, au
milieu même de son atelier, et si bruyantes qu'elles fussent, les
clameurs qui l'environnaient ne pouvaient assourdir le choeur de voix
désolées qui parlaient incessamment à son esprit.
Lorsqu'il rentrait le soir dans sa chambre, après une laborieuse journée,
Ulric ne pouvait même pas trouver ce lourd sommeil qui habite les
grabats des prolétaires. L'insomnie s'asseyait à son chevet; et, quoi qu'il
fît pour l'en détourner, son esprit descendait au fond d'une rêverie dont
l'abîme se creusait chaque jour plus profondément, et d'où il ressortait
toujours avec une amertume de plus et une espérance de moins.
Ulric avait au coeur cette lèpre mortelle qui est l'amour du bien et du
bon, la haine du faux et de l'injuste; mais une étrange fatalité, qui
semblait marcher dans ses pas, avait toujours donné un démenti à ses
instincts et raillé la poésie de ses aspirations. Tout ce qu'il avait touché
lui avait laissé quelque fange aux mains, tout ce qu'il avait connu lui
avait gravé un mépris ou un dégoût dans l'esprit, et, comme ces soldats
qui comptent chaque combat par une blessure, chacun de ses amours se
comptait par une trahison.
Aussi, pendant ses heures de solitude, et quand il déroulait devant sa
pensée le panorama de sa vie passée, ne pouvait-il s'empêcher de
pousser des plaintes sinistres.
On est majeur à tout âge pour les passions; mais le plus grand malheur
qui puisse arriver à un homme est sans contredit une majorité précoce.
Celui qui vit trop jeune vit généralement trop vite; et les privilégiés
sont ceux-là qui, pareils aux écoliers, peuvent prendre le long chemin et
n'arriver que le plus tard possible au but où la raison enseigne la
science de la vie. Mais chacun porte en soi son destin. Il est des êtres
chez qui les facultés se développent avant l'heure, et qui, se hâtant
d'aller demander à la réalité ses logiques démentis, toujours pleins de
désenchantements, se déchirent aux épines de la vérité, à l'âge où l'on
commence à peine à respirer l'enivrant parfum des mensonges.
Lorsqu'on rencontre quelques-uns de ces malheureux mutilés par
l'expérience, il faut les accueillir avec une pitié secourable; on ne peut
interdire la plainte aux blessés, et l'ironie et le blasphème d'un sceptique
de vingt ans ne sont bien souvent que le râle de sa dernière illusion.
Le motif qui avait amené Ulric à quitter le monde pour venir se réfugier
dans la vie des prolétaires était moins une excentricité romanesque
qu'une tentative très sérieusement méditée, et sans doute inspirée par
une espèce de philosophie mystique particulière aux esprits tourmentés
par les fièvres de l'inconnu.
Spectateur épouvanté et victime souffrante de la corruption et de la
fausseté qui règnent dans les relations du monde; trompé à chaque pas
qu'il y faisait, comme ce voyageur qui, en traversant une contrée
maudite, sentait se transformer sous sa dent, en cendre infecte ou en fiel
amer, les fruits magnifiques qui avaient tenté son regard et excité son
envie, Ulric voyait, dans cette corruption et cette fausseté même, un fait
providentiel.
--Il est juste, pensait-il, que ceux qui, en arrivant dans la vie, y sont
accueillis par le sourire doré de la fortune et trouvent dans leurs langes,
brodés par la main des fées protectrices, les talismans enchantés qui
leur assurent d'avance toutes les jouissances et toutes les félicités qu'on
peut échanger contre l'or; il est peut-être juste que ces privilégiés,
fatalement condamnés au plaisir, soient déshérités du bonheur, la seule
chose qui ne s'achète pas et ne soit point héréditaire.
«Leur destin leur a dit en naissant: Toi, tu vivras parmi les puissants,
dans cette moitié du monde qui fait l'éternelle envie de l'autre moitié.
Tu auras la fortune et le rang. Enfant, tous tes caprices seront
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